Libye: quels intérêts stratégiques pour la Russie? (BRET&PARMENTIER dans L’Orient Le Jour)

Juliet KEBBI interroge Cyrille BRET et Florent PARMENTIER sur les intérêts stratégiques de la Russie en Libye pour L’Orient-Le Jour.

Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a reçu hier à Moscou son homologue libyen, Mohammad Taha Siala (cf. photo) . À cette occasion, M. Lavrov a insisté sur le fait que la Russie « fera tout » afin de permettre une entente entre les différentes factions qui s’affrontent en Libye pour ramener le pays au calme.

 

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« Nous allons coopérer en faveur de la résolution de toutes les questions aux pourparlers entre Tobrouk et Tripoli, avec qui nous avons des contacts réguliers », a déclaré le chef de la diplomatie russe lors d’une conférence de presse conjointe avec M. Siala. « La Russie fera tout ce qu’il faut pour une normalisation complète de la situation en Libye et en ce qui concerne les aspects internationaux du rétablissement des droits du gouvernement libyen », a-t-il ajouté.

M. Lavrov a également précisé que « tout effort de médiation était le bienvenu sous l’égide de l’ONU », se disant « satisfait de voir l’initiative de Ghassan Salamé (l’envoyé spécial de l’ONU en Libye) visant à mettre en place un dialogue entre Tripoli et Tobrouk pour actualiser l’accord qui est la base du processus de paix sur le long terme ». Interrogé sur les rumeurs concernant l’organisation d’une conférence pour le dialogue national sous les auspices russes, Lavrov a déclaré « ne pas avoir entendXu parler de cela », soulignant cependant la nécessité d’inclure toutes les parties dans le processus de paix dans un pays constitué de différentes tribus.

 

Les propos du chef de la diplomatie russe ne sont pas nouveaux. Le pays est enlisé dans une crise politique depuis la chute du régime de Mouammar Kadhafi en 2011, et les nombreuses tentatives internationales de remise sur pied de la Libye se sont révélées infructueuses.

L’accord de Shkirat (Maroc) entériné en 2015 par la résolution 2259 du Conseil de sécurité de l’ONU a permis de créer un conseil présidentiel et un gouvernement d’entente nationale, tous deux sous la direction de Fayez Sarraj depuis 2016. Mais le gouvernement officiel peine à imposer son autorité, alors que la guerre civile déchire le pays depuis 2014 entre le « gouvernement de Tripoli », soutenu notamment par la Turquie, et le « gouvernement de Tobrouk » avec l’« Armée nationale libyenne » du maréchal autoproclamé Khalifa Haftar, dans l’est du pays, et qui conteste le gouvernement de M. Sarraj. À ceux-là s’ajoutent différents groupes jihadistes dispersés à travers le pays.

C’est dans ce contexte que Moscou s’est investi à de nombreuses reprises dans le conflit. Bien que le Kremlin reconnaisse officiellement le gouvernement d’entente nationale, il ne cache pas son soutien au maréchal Haftar en l’ayant reçu à Moscou à deux reprises en 2016 puis à nouveau cette année, et en lui prêtant main-forte dans la lutte contre les jihadistes de l’État islamique sur le sol libyen. Plus tôt cette année, M. Sarraj s’est également rendu en Russie pour tenter de resserrer ses liens avec Moscou, en dépit de la prise de position russe. « L’unité du peuple libyen et l’intégrité territoriale de la Libye ont été violées », avait déclaré M. Lavrov à cette occasion. « Et bien sûr, en tant que vieux amis de votre pays, nous souhaitons vous aider à surmonter ces difficultés », avait-il ajouté.

Le terrain libyen pourrait de nouveau représenter une porte d’entrée, pour Moscou, dans la région sur les plans politique et militaire, sachant que la Libye de Mouammar Kadhafi a été une alliée de Moscou. Les Russes ont entretenu de bonnes relations avec les Libyens depuis la guerre froide, qui se sont ensuite perpétuées après la chute de l’Union soviétique. À l’époque, « l’alliance entre les deux était fortement cimentée par les exportations d’armes russes », explique Cyrille Bret, professeur à Sciences Po Paris et spécialiste de la Russie, interrogé par L’Orient-Le Jour. Moscou s’est cependant laissé convaincre, en 2011, de ne pas opposer son veto à la résolution 1973 du Conseil de sécurité pour permettre à l’ONU de recourir à la force contre le régime de Kadhafi sous le principe de la « responsabilité de protéger ». Une décision dont la Russie se mordra les doigts suite à la chute du régime de Kadhafi, puisque « l’intervention a été un revers pour les Russes, privant leur complexe militaro-industriel de l’un de ses plus gros clients », précise M. Bret. Cet épisode radicalisera les positions russes pour empêcher une intervention armée onusienne quelques années plus tard en Syrie.

Depuis, Moscou œuvre pour peser dans la balance libyenne. La Russie envoie des hommes par le biais d’agences privées pour appuyer les forces de Haftar, selon Reuters, alors que des sources militaires et diplomatiques rapportaient à l’AFP, en mars, que des forces spéciales russes étaient déployées sur la base égyptienne de Sidi Barrani, à une centaine de kilomètres de la frontière libyenne. « Il s’agit d’accroître la présence des forces russes près du canal de Suez », couloir maritime stratégique, souligne M. Bret. « La Russie veut redevenir une puissance qui compte au Moyen-Orient, pour ses partenaires traditionnels, mais aussi pour des pays avec lesquels elle a eu par le passé des rapports difficiles, voire antagonistes, comme la Turquie ou l’Arabie saoudite », estime Florent Parmentier, maître de conférences à Sciences Po Paris et chercheur associé à HEC, contacté par L’Orient-Le Jour. « L’idée est de recréer un « croissant d’influence russe », et le maréchal Haftar fait partie de cette stratégie basée sur des hommes forts se présentant comme des remparts face aux extrémistes », observe l’expert.

Mais les intérêts russes dans le pays sont également économiques, alors que les infrastructures libyennes sont à reconstruire. Durant la conférence de presse d’hier, les chefs de la diplomatie russe et libyenne ont ainsi souligné avoir discuté des possibilités futures pour relancer la coopération économique entre Moscou et Tripoli avec le retour des entreprises russes sur le marché libyen en matière de transport et sur le plan énergétique. M. Salia a également exprimé sa volonté de voir l’arrivée d’une délégation d’hommes d’affaires russes au début de l’année prochaine pour promouvoir cette coopération, rappelant la venue d’une délégation libyenne en Russie en octobre.

Julie KEBBI