Jacques Gravereau, vous venez de sortir un nouvel ouvrage, Taïwan, une obsession chinoise. Dans quelle mesure l’élection présidentielle à Taïwan illustre-t-elle cette obsession ?
L’élection présidentielle a eu lieu le 13 janvier à Taïwan. Par-delà les résultats détaillés, la société taïwanaise a envoyé deux messages importants. D’une part, le Parti Démocrate Progressiste (Minjindang) du président élu, Mr. Laï Ching-Te, a réussi à gagner une élection présidentielle pour la troisième fois consécutive. C’est une première. Le candidat du parti Kuo Min Tang, celui historiquement de Chiang Kaï-Shek, nettement plus accommodant avec Pékin que son rival le PDP, réputé plus «autonomiste», n’a pas su séduire les électeurs et a cédé sept points à Mr. Laï. Personne ne s’est risqué à évoquer le mot tabou d’«indépendance». Il est presque secondaire que les scores du PDP se tassent aux élections législatives, même si la conduite du gouvernement va être plus compliquée. La seconde leçon, sans doute la plus importante, est le message fort et unanime qu’a envoyée la société taïwanaise, toutes préférences confondues : notre démocratie est vivante, ouverte, incontestable, respectable, et ne cède pas aux injonctions et aux intimidations du grand voisin autoritaire de l’autre côté du détroit.
Pékin a tout fait au cours des derniers mois pour déstabiliser le processus électoral, sous forme de désinformations massives sur les réseaux sociaux, de cyberattaques permanentes, de gesticulations militaires de ses chasseurs, tout particulièrement lorsque de hauts responsables taïwanais et américains osaient se serrer la main. Tout en martelant trois fois par jour : « la réunification est inévitable ». Le vocabulaire de la propagande pékinoise n’a pas évolué d’un iota depuis soixante-quinze ans, au mot près. La sémantique pékinoise de la « réunification de l’ile renégate » se révèle de moins en moins adaptée à l’évolution des mentalités et de la communication contemporaine. Elle glisse sur cette société taïwanaise moderne et éduquée et s’avère de plus en plus improductive. Dans le même temps, la perspective – censément alléchante – d’«un pays, deux systèmes» inventée dans les années Deng Xiaoping, a explosé à Hong Kong, lors de la mise au pas sévère de 2019, qui a été suivie en direct par les Taïwanais.
La bataille de la reconnaissance internationale de ce territoire est-elle un combat perdu d’avance ?
On a appris le lendemain de l’élection taïwanaise que le minuscule archipel Pacifique des Nauru (12.500 habitants) venait de fermer son ambassade à Taipei et de reconnaître la République Populaire de Chine, ce dont Pékin s’est bruyamment félicité, comme si c’était une victoire diplomatique majeure. Il reste douze pays (dont le Vatican) qui conservent des relations diplomatiques formelles avec Taipei. En réalité, soixante-cinq pays (la France ou les Etats-Unis par exemple) ont des relations quasi-institutionnelles avec Taipei, et réciproquement, recouvertes du voile pudique de l’appellation d’«institut» ou de «bureau». Le commerce international est prospère, comme les échanges de personnes (étudiants, chercheurs, touristes) avec Taiwan. C’est ce que l’on appelle le Statu Quo.
Tout ministre étranger en visite à Pékin passe le test d’«une seule Chine». Pékin proclame que le monde accepte le « principe d’une seule Chine ». Mais si vous scrutez dans le détail les éléments de langage de nos diplomates en Europe, en Amérique ou au Japon, personne n’évoque le « principe d’une seule Chine ». On parle de la « politique d’une seule Chine ». C’est subtil, cela sauve la face, c’est limpide. On ne se laisse pas piéger dans une sémantique interne à la Chine. Pour le reste, la poursuite du statu quo, assorti de tous les non-dits parfaitement connus des professionnels, arrange finalement tout le monde, même la Chine. Et surtout Taïwan, bien entendu.
Au-delà de la rivalité sino-américaine sur le statut politique présent et à venir de Taïwan, l’île tient un rôle géopolitique important en tant que hub technologique. Quelle place tient ce paramètre dans le calcul des acteurs ?
Aujourd’hui, la compétition technologique mondiale fait rage. Taïwan est un acteur majeur. Son groupe Foxconn emploie 1.300.000 ouvriers en Chine continentale et y assemble les iPhones et autres iPad d’Apple. L’industriel taïwanais ProLogium vient d’investir 1,5 milliard d’Euros à Dunkerque dans une usine de batteries automobiles. L’entreprise phare TSMC (Taiwan Semiconductors Manufacturing Company) fondée par Morris Chang, basée à Hsinchu au sud de Taipei, détient 58% des parts de marché mondiales des semiconducteurs sophistiqués de dernière génération (<6 nanomètres), ce que la Chine ne peut émuler pour le moment.
Attaquer Taïwan ou la priver de ses approvisionnements, sous la forme par exemple d’une quarantaine maritime en guise de « punition » pour avoir « mal » voté, provoquerait instantanément une thrombose mondiale dans les industries de hautes technologies, et même en Chine. L’artère vitale des échanges asiatiques, dans les deux sens, passe par le détroit de Malacca et voit passer 90.000 grands navires par an (20.000 à Bab El Mandeb au débouché de la mer Rouge). Toute rétorsion sur les échanges, par suite d’une attaque sur Taïwan ou encore d’une montée des tensions militaires en mer de Chine méridionale, hautement revendiquée par la Chine, déstabiliserait la mondialisation économique dont nous sommes tous étroitement dépendants.
TAÏWAN, UNE OBSESSION CHINOISE. Intimidations, zones grises et jeux de guerre mondiaux (Editions Hémisphères, 20€)
Jacques GRAVEREAU, Fondateur et Président d’honneur d’HEC Eurasia Institute

