8 avril 2015 – Florent PARMENTIER
Fin mars, le Président Porochenko a relevé de ses fonctions de gouverneur de Dnipropetrovsk, le troisième oligarque le plus riche du pays, Igor Kolomoïski, surnommé « Benya ». Kiev vient d’assister à un moment politique important, comme cela est fréquent depuis l’automne 2013 : ce n’est ni plus ni moins l’homme qui a fait barrage à l’extension du conflit séparatistes du Donbass dans la région qui se voit marginalisé.
En effet, ce quinquagénaire dont la fortune s’étend de la banque (PrivatBank) à l’énergie (42% des parts de la compagnie nationale d’hydrocarbures UkrNafta et de sa filiale UkrTransNafta, qui gère plusieurs oléoducs), avait armé, sur ses deniers personnels, des milices ayant bataillé aux côtés de l’Armée régulière. De mars 2014 à mars 2015, le sort de cette partie de l’Ukraine était lié au destin de cet homme, tandis qu’un de ses proches prenait une autre région stratégique, celle d’Odessa sur la mer Noire. Au milieu des bouleversements qui ont eu lieu à Kiev, Kolomoïski s’est acheté une influence politique presque à la hauteur de sa richesse : immense, et ce probablement au-delà des frontières également.
Ce conflit entre le Président Porochenko et l’un des oligarques les plus en vue en Ukraine est-il la preuve d’un vent nouveau en Ukraine, qui verrait l’Etat de droit s’affirmer contre l’oligarchie triomphante ?
Ce serait, sans doute, aller vite en besogne, tant le système oligarchique tend à se reproduire, étouffant les velléités d’ouverture et de changements exprimées sur la place Maïdan. Le renversement de Viktor Ianoukovitch n’a pas amené à une baisse d’influence des oligarques, mais plutôt à une redistribution des cartes. En effet, l’élimination de l’influence de la « famille » (les proches de Ianoukovitch), la perte d’influence de Rinat Akhmetov (l’Ukrainien le plus riche, figure du Donbass) ou de Dmytro Firtash (arrêté en Autriche en mars 2014), le maintien des positions de certains oligarques (Viktor Pintchouk, Serhiy Taruta et Oleg Bakhmatyuk), toutes ces évolutions se sont accompagnées en même temps de la montée en puissance de Kolomoïski et de quelques autres. Ces différents groupes gardent donc une influence déterminante au Parlement et dans les médias. Cependant, si ces rivalités constituent bien un frein aux réformes, elles sont également, paradoxalement, un garde-fou contre les tendances autoritaires.
Si la désoligarchisation est une revendication des manifestants de la place Maïdan, elle ne pourra pas se faire sans générer des tensions. Dans un pays en pleine crise économique où les sources d’enrichissement massif sont liées soit à la rente monopolistique soit à la captation de l’aide internationale, les réformes selon le modèle européen représentent clairement un défi. Et les partenaires de l’Ukraine ont des attentes croissantes dans ce domaine, au rythme où grandit le coût du soutien à Kiev. Pourrait-elle pour autant mener sur les chemins de l’Etat de droit ?
Pour répondre à cette question, considérons l’Etat de droit comme un processus compétitif visant la création d’un cadre politique régulé et cohérent permettant la gestion des affaires publiques : les puissances économiques, les autorités politiques, les acteurs internationaux et les citoyens participent à ce processus de formation. La lutte des oligarques, les attentes de la population et les exigences des institutions internationales modèlent le régime politique. La désoligarchisation rencontre incontestablement un écho populaire certain, et Porochenko, lui-même un ancien oligarque, peut espérer retrouver un soutien populaire par ce biais. Toutefois, ce processus laisserait l’Ukraine en proie à de graves difficultés : les milices financées par Kolomoïski devraient être réintégrées dans l’Armée nationale, sans quoi elles constituent un défi pour l’intégrité territoriale. D’autant que l’oligarque a pris une position plus conciliante vis-à-vis des autorités séparatistes, se montrant moins hostile à la fédéralisation que le Président.
La refonte des relations entre le pouvoir politique et certains oligarques déterminera en bonne partie les chances d’une modernisation de l’Ukraine selon le modèle européen aussi bien que le maintien d’une forme d’Etat pluraliste. Leonid Koutchma avait su comment manœuvrer entre les différents clans pour s’élever comme un arbitre, sans chercher à pousser jusqu’au bout son avantage, au contraire d’un Viktor Ianoukovitch dont la rapacité aura provoqué un profond rejet au sein de la société. Après la Révolution orange, Viktor Iouchtchenko et Ioulia Timochenko s’étaient entre autres divisés sur la question des droits de propriété : le premier avait vite reconnu le rôle positif de la « bourgeoisie nationale » quand la seconde voulait nationaliser massivement pour privatiser ensuite, une pratique qui bénéficiait d’un a priori favorable de large partie de la population.
La tentation du Président Porochenko de « déclarer la guerre » aux oligarques n’est donc pas sans risque, et sera à suivre dans les prochaines semaines et les prochains mois. Il est sans doute encore trop tôt pour voir si le renvoi de Kolomoïski, ainsi que quelques autres, peut amener à un changement profond des règles du jeu en Ukraine selon le modèle européen, ou si cette opération n’est juste que le prélude de réalignement des divers groupes d’intérêts.
Pour en savoir plus, voir Florent Parmentier, Les chemins de l’Etat de droit. La voie étroite des pays entre Europe et Russie, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
https://eurasiaprospective.wordpress.com/les-chemins-de-letat-de-droit/