OTAN-Russie : un cran supplémentaire dans l’escalade? (SUDDATH)

Wilfred SUDDATH – 2 novembre 2015

L’action extérieure de la Russie, particulièrement énergique depuis 2013, suscite, de la part de l’OTAN, une série d’initiatives sur le vieux continent. La géopolitique est bel et bien de retour en Europe !

Vers un nouveau rideau de fer ?

Les membres de l’Alliance discutent des modalités du déploiement d’un ou deux bataillons supplémentaires aux frontières de la Russie. Deux possibilités sont actuellement à l’étude : la formation d’un bataillon (800 – 1 000 hommes) dans chaque pays balte et en Pologne ou bien, plus modestement, un bataillon couvrant toute la région.

Il semblerait que Berlin soit opposé à cette évolution, considérant qu’elle émettrait un signal négatif à l’égard de la Russie, laquelle risquerait ainsi d’être durablement marginalisée. L’Allemagne tente d’influer sur le projet qui sera présenté en novembre au Conseil de l’Atlantique Nord en s’efforçant de ménager ses alliés inquiets d’Europe orientale. L’équilibre de sa position est si difficile à trouver qu’il incite la chancelière à ne pas s’engager irréversiblement dans quelque voie qui puisse déplaire à sa population. En effet, un sondage mené en avril 2015 par la chaîne publique allemande ARD révélait que, si 45% des Allemands souhaitaient que leur pays se range derrière les positions de ses alliés de l’OTAN et de l’UE, 49% attendaient de leur gouvernement qu’il se contente de jouer un rôle de médiation entre la Russie et l’Occident.

L’administration américaine a quant à elle affiché sa bonne volonté en indiquant qu’elle accepterait de soumettre ses 600 troupes réparties à parts égales dans les pays baltes et la Pologne à un commandement OTAN (à condition que les Etats-majors allemand et britannique en fassent de même).

L’ambassadeur russe à l’OTAN Alexandre Grushko qui craint l’émergence d’un nouveau « rideau de fer » en Europe a réagi à ces hypothèses en rappelant que l’Alliance se trouvait déjà en violation d’un accord de 1994 lui interdisant de stationner des troupes à la frontière russe. L’argument avancé par l’OTAN pour nier une telle violation invoque la rotation permanente des troupes, ce qui lui permet de prétendre que son nombre n’est pas « substantiel », pour reprendre le terme du texte initial. Le refus opposé par l’Alliance de fixer une limite quantitative nourrit l’incertitude et la méfiance côté russe, qui souhaiterait définir un plafond de l’ordre de 3 000 – 5 000 soldats.

Allemagne : vers une politique russe automome

Quelle que soit l’option retenue, les déclarations de la chancelière Merkel au sommet de l’OTAN au Pays de Galles en septembre 2014 ont rappelé qu’une intensification de la présence militaire dans la région violerait également l’acte fondateur des relations OTAN-Russie de 1997. Force est de constater que l’Allemagne refuse catégoriquement de se rendre complice d’un éventuel endiguement de la Russie.

Cette escalade fait suite à un développement déjà inquiétant passé quasi-inaperçu : la dénonciation en mars 2015 du traité sur les forces conventionnelles en Europe de 1990 par la Russie. Constatant récemment le respect quasi-intégral du cessez-le-feu dans le Donbass dont elle tient la Russie pour responsable, l’Allemagne estime peu judicieux d’accorder une priorité aux mesures de réassurance militaire au détriment d’un dialogue sur le terrain politique avec Vladimir Poutine.

Cette configuration géopolitique résonne étrangement avec les remontrances de Henry Kissinger à l’égard de l’Allemagne à propos de son Ostpolitik. Cette doctrine déplaisait au stratège de la Maison Blanche en ce qu’elle aboutirait, selon lui, à profiter avant tout à l’Union Soviétique rendue désormais plus fréquentable mais aussi, de manière plus préoccupante, à fissurer l’unité transatlantique. Le désintérêt relatif de l’administration Obama pour la chose européenne conjugué à l’affaissement de sa popularité en Allemagne (d’ordres très divers mais non moins impopulaires avec la non-fermeture de Guantanamo, les écoutes de la NSA, les négociations peu transparentes du TTIP, etc) force le leader naturel de l’Europe d’aujourd’hui à concevoir une politique étrangère autonome et véritablement nationale.

Le désengagement des Etats-Unis en Europe : malédiction ou opportunité ?

La période actuelle d’inertie et de flottement est d’autant plus sensible que les Etats-Unis sont opposés à l’installation d’une base permanente dans la région car ils la jugent trop coûteuse. Le motif invoqué paraît incomplet. En effet, le Pentagone ne s’est pas prévalu d’un tel prétexte en soutenant le gouvernement ukrainien à hauteur de $355 millions en 2014 et envoyé 300 soldats. Par ailleurs, $75 millions ont été approuvés par le Congrès en mars 2015 qui seront intégralement alloués à l’acquisition de matériel militaire non létal tels que des radios, des drones, radars mais aussi des Humvees blindés et non blindés. Il semble donc que la perception de la menace et la hiérarchisation des priorités à la Maison Blanche tendent à relativiser l’ampleur et l’imminence du danger aux frontières orientales de l’Europe.

Bien qu’une posture ferme envers la Russie recueille globalement l’assentiment des Etats membres de l’OTAN, les stratégies divergent. A cet égard, l’état de l’opinion et la politique gouvernementale polonaises sont révélatrices : majoritairement favorables à une présence de l’OTAN plus importante dans leur région, le Warsaw’s Institue of Public Affairs relevait en février 2015 qu’une majorité de polonais est opposée à l’armement des troupes fidèles au gouvernement de Petro Poroshenko, logique qui rentre en contradiction totale avec la politique défendue par Washington.

Ce type d’incompatibilité récurrente engendrait déjà la lassitude du secrétaire à la défense américain Robert Gates : « la démilitarisation de l’Europe – où des pans entiers de l’opinion et de la classe politique sont opposés au recours à l’outil militaire et les risques qui s’y rattachent – étaient une bénédiction au XXe siècle mais sont devenus un obstacle à une réelle sécurité et à la paix durable au XXIe [siècle], » disait-il en 2010. Cette position fait curieusement écho aux lectures différentes qui sont faites de part et d’autre de l’Atlantique en ce qui concerne la fin de la guerre froide. Comme le rappellent Ivan Krastev et Mark Leonard dans un récent article de Foreign Affairs (Mai-Juin 2015) le consensus politico-militaire américain tend à expliquer la fin du conflit entre les deux superpuissances par l’épuisement de l’économie soviétique dû à la course aux armements. Cette analyse rompt radicalement avec la doctrine majoritaire en Allemagne et en Europe centrale et orientale qui estime que c’est l’Ostpolitik qui a eu raison du monde bipolaire.

Vers un modus vivendi 

Dans une de ses très rares apparitions médiatiques, le SACT sortant, le général Paloméros réagissait le 20 octobre 2015 sur France Inter aux questions posées sur les manœuvres militaires labellisées « Trident Juncture » de l’OTAN. D’une ampleur inégalée depuis 20 ans, elles servent selon lui principalement à élever le niveau de préparation des troupes (en testant une nouvelle force de réaction rapide) mais aussi à rassurer un allié-clé : la Turquie. Cependant, l’OTAN n’ignore pas le message qu’envoie le déploiement de quelque 36 000 soldats, 230 unités, 140 avions et 60 navires mobilisés pour ces exercices militaires en Méditerranée (fait marquant, la Suède et l’Autriche y participent et la Tunisie, le Maroc et la Russie y ont été conviés en qualité d’observateurs). Les déclarations interposées du SACEUR (« [les manœuvres] envoient un message très clair à tout agresseur potentiel ») et du Secrétaire Général adjoint de l’OTAN Alexander Vershbow (« nous sommes très préoccupés par la montée en puissance militaire russe ») n’ont finalement laissé guère de place au doute qui planait sur les raisons qui ont présidé à l’organisation des grandes manœuvres.

Du théâtre ukrainien au théâtre syrien, la Russie tient fermement ses positions et s’assure de ne pas s’exposer au risque d’un retrait infamant. Le projet de budget transmis à la Douma le 23 octobre 2015 montre que la Russie peut arithmétiquement maintenir un effort de guerre important en Syrie sans que celui-ci n’ait d’incidence sur la soutenabilité des finances publiques. Pour ne prendre qu’un seul exemple, notons que les pensions seront revalorisées en 2016 de 4% tandis que les prévisions d’inflation sont de l’ordre de 12%. A l’évidence, le levier des finances sociales notamment est d’une toute autre échelle que celui de l’effort financier modeste consacré aux manœuvres en Ukraine et en Syrie. Par ailleurs, l’opacité régnant en maître autant pour ce qui concerne les mouvements de troupes que les lignes budgétaires consacrées au fonctionnement des armées quasiment toutes classées secret-défense, la position stratégique de la Russie ne sera pas fragilisée.

La dépense militaire représente certes environ 25% du budget fédéral, deux constats s’imposent : premièrement, l’efficience de la dépense des Opex russes est nettement supérieure à celle des Etats-Unis surtout car les soldes moins élevées et l’acheminement par voie maritime privilégié (IHS Jane’s estime le coût journalier de la présence russe en Syrie à 2,35 M$ tandis que les Etats-Unis en dépensent 10 M$). Deuxièmement, les Opex représentent une infime part du budget de 51 Md$ prévu dans le projet de budget pour 2016. Bien que ce budget ne soit qu’en très légère hausse (+0,8% par rapport à 2015), les 17 précédents exercices budgétaires affichaient une augmentation de la dépense, ce qui a permis une accumulation de réserves considérables au profit des armées.

La Russie s’est donc donné les moyens de rester maître du jeu. La rivalité qu’elle nourrit avec la Turquie risque de s’accentuer au gré des mesures de soutien apportées par la Russie au régime Assad et à la navigation de la marine russe qui réinvestit progressivement un espace qu’elle avait délaissé depuis une vingtaine d’années : la Méditerranée.

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