Entretien avec Didier Chaudet, directeur du CAPE

A l’occasion d’une conférence sur le thème « Turkménistan et Asie Centrale : quels dangers djihadistes pour 2016? » (voir ici), EurAsiaProspective vous invite à rencontrer l’un des meilleurs connaisseurs français des questions de sécurité en Grande Asie Centrale.

Capeurope

Didier Chaudet, vous êtes le Directeur de la publication d’un nouveau think tank, le CAPE (Centre d’Analyse de la Politique Étrangère). Pouvez-vous le présenter ?

Ce projet, né courant 2015, et présenté en détail sur notre site internet (www.capeurope.eu), est d’abord un effort collectif, de plusieurs professionnels, en majorité Français et francophones, qui se désolent de l’état de la France, et de la mauvaise image de l’UE dans l’opinion publique. Certains d’entre nous avons eu une expérience politique (ministères, partis politiques…) ou intellectuelle (journalisme, analyse spécialisé pour un think tank ou une université…). Nos expériences respectives, et notre ‘ras-le-bol’ face au discours ambiant sur l’Europe nous ont amené à monter ce qu’en anglais, on appelle un ‘advocacy think tank’.

Le CAPE est en effet un groupe de réflexion, qui s’impose une rigueur intellectuelle réelle, mais qui n’hésite pas à se positionner idéologiquement. Oui, nous sommes des patriotes de nos pays respectifs, mais aussi des patriotes européens. Et nous voulons voir émerger une Europe puissance au 21ème siècle. Cette affirmation politique et idéologique, c’est sans doute ce qui nous différencie des principaux think tanks français qui ont un fonctionnement plus proche du centre de recherche européen que du think tank au sens propre du mot. Ce qui est très bien également : nous suivons juste choisi une voie différence, plus marquée politiquement. Les think tanks traditionnels sont comme la Brookings ou la Carnegie à Washington, des institutions dont les analystes pourraient tout à fait faire le même travail à l’université de Georgetown dans la même ville. Nous somme plus proches, dans notre façon de fonctionner, de ce qu’on trouve, aux Etats-Unis, à gauche, avec le Center for American Progress, et à droite avec Heritage Foundation.

Attention : se dire engagé pour l’Europe ne veut pas dire être un de ces ‘cabris’ dénoncés, avec raison, par le général De Gaulle. On peut être pro-Européen et être très critique des faiblesses de l’UE, de son manque de démocratie. Comme on reste un bon patriote français même quand on s’agace des crispations identitaires et des peurs déclinistes qui font vendre du papier en France. Nous voulons informer sur l’UE, contre-attaquer face à certains mensonges des Eurosceptiques, mais aussi mener une critique constructive de l’UE quand c’est nécessaire. Nous rejetons le discours des Eurosceptiques, mais aussi des « Europtimistes » béats, qui n’ont pas pris en compte, sur ces deux dernières décennies, les agacements et demandes des peuples européens.

Autre différence avec beaucoup d’Europtimistes, qui semblent penser que l’UE fonctionne en vase clos, nous refusons de limiter notre analyse à la seule Europe. L’UE est dans le monde, et doit comprendre la géopolitique actuelle telle qu’elle est, pas telle que certains ‘citoyens du monde’, à Paris, à Bruxelles, ou ailleurs en Europe, aimeraient la voir. Le CAPE donne, en conséquence, une grande importance à l’analyse des affaires du monde.

 

Comment définir, selon vous, l’Europe puissance que le CAPE appelle de ses vœux ?

C’est une Europe capable d’entrer dans la grande compétition géopolitique qui sera celle de notre siècle, et de ne pas la perdre. Une puissance se juge économiquement, militairement, mais aussi selon son soft power culturel, sa capacité d’influencer via son réseau diplomatique, et par d’autres moyens… Que ce soit avec un fonctionnement fédéral, confédéral ou intermédiaire, l’UE doit être capable de permettre à l’Europe de compter sur tous les sujets mondiaux importants. Le CAPE n’a aucune préférence concernant la forme politico-administrative que prendra l’Europe au cours du 21ème siècle. Notre seul souci, c’est de ne pas la voir dans le camp des perdants dans les décennies à venir.

C’est bien clair, on est loin du compte : les élites post-Guerre froide n’ont pas fait, et ne font toujours pas, ce qui est nécessaire, pour que l’Europe soit autre chose qu’un grand musée, adossé à un grand magasin de luxe et à un bon restaurant, pour les élites américaines, chinoises, russes… Le déclinisme idéologique, fataliste, est une exagération. Mais le déclin européen, et le déclin français, sont hélas des réalités, qu’analystes et politiques au mieux constatent, au pire ignorent.

Lutter contre le déclin demande un esprit clair, débarrassé des vieux réflexes idéologiques qui rendent pro-Européens et Eurosceptiques également incapables, à notre sens, de penser les affaires internationales. On en a un bon exemple avec l’esprit de Guerre froide qui semble ne pas vouloir mourir… Le pro-Européen ‘cabris’, trop souvent pro-Américain, imagine Washington comme la capitale du ‘monde libre’, qu’il serait forcément naturel de suivre dans sa politique en Eurasie, voire au Moyen-Orient. L’Eurosceptique, quant à lui, semble en mal de virilité dans sa vénération de tout ce que fait Poutine, et voit Washington avec les lunettes déformantes de l’anti-américanisme primaire. Entre eux, en fait, les différences sont moins grandes qu’on ne le pense : le préjugé l’emporte sur l’analyse. Le CAPE n’est pas composé de pro-Américains, ou de pro-Russes, même si nous respectons ces deux pays. Nous ne sommes également pas non plus des lobbyistes, vendu à une quelconque ambassade : ce marché là est déjà bien occupé sur la place de Paris, comme à Bruxelles… Nous sommes juste des pro-Européens conséquents. Se dire pro-Européen, sans être pour l’Europe Puissance, et ne jurer que par une grande puissance extra-européenne, cela n’a pas grand sens…

Point final et essentiel : être pour l’Europe puissance, cela ne veut pas dire être chauvin, raciste, islamophobe, antisémite, russophobe, sinophobe, anti-Américain, ou nostalgique des colonies. Il est possible de défendre ses intérêts sans être agressif et radicalement opposé à d’autres pays, d’autres cultures. En fait, être un pro-Européen intelligent, c’est apprendre aussi de ce qu’on peut considérer, moralement, comme les parts d’ombre de l’Histoire européenne. L’UE est née en partie du désastre qu’aura été la deuxième Guerre mondiale. Un pro-Européen conséquent ne peut qu’avoir été en partie modelé par le choc des deux conflits mondiaux, un véritable suicide européen, mais aussi par le rejet du racisme, de l’antisémitisme, du chauvinisme, ces tares qui ont nourris les boucheries su siècle précédent. L’Europe martyrisée et divisée par les totalitarismes brun et rouge ne peut également qu’être radicalement démocrate. Même si elle devrait, à notre sens, se définir également dans un sens méritocratique. Derrière les façades des démocraties nationales, par exemple en France, on en reste encore à un fonctionnement oligarchique, y compris dans l’attribution de postes clés. Pour voir une Europe Puissance émerger au 21ème siècle, il serait nécessaire de donner la priorité aux talents. Et Dieu sait que l’Europe en a à revendre… surtout dans les jeunes générations, souvent mieux adaptées au monde multipolaire que leurs aînés, par leurs expériences étudiantes et professionnelles.

 

Vous êtes l’auteur de « Chroniques d’Asie du Sud-Ouest » (http://www.huffingtonpost.fr/didier-chaudet/) très régulières sur le Huffington Post, traitant de l’Iran, du Pakistan, et de l’Afghanistan. Ce dernier pays semble oublié par les médias français et occidentaux. Que pensez vous de la situation de ce pays en 2016, et quelle devrait être la politique menée par une Europe Puissance ?

La situation sur place est extrêmement préoccupante. En effet, on parle peu de ce pays, qui n’est plus à la mode. Et les rares qui en parlent, à Paris, le font plus sur le mode de l’exotisme orientalisant. Un exotisme fort sympathique, mais que la réalité locale, autrement moins lisse, contredit le plus souvent. Par une étrange ironie du sort, l’Afghanistan semble attiré une grande bourgeoisie parisienne paternaliste, mais restant très souvent bien peu de temps sur le terrain, et encore moins dans la région. Quand on sort du sentimentalisme et qu’on se concentre sur les faits, on ne peut que s’inquiéter de l’avenir de l’Afghanistan.

En quelques mots, l’année 2016 risque d’être très difficile pour ce pays : les Taliban tiennent plus de territoires que n’importe quand depuis 2001; on pensait que des dissensions internes, suite à l’annonce (la confirmation en fait) de la mort du mollah Omar, allait les affaiblir : c’est raté ; en plus des Taliban, Kaboul voit avec inquiétude Daech recruter les rebelles afghans les plus extrêmes idéologiquement, et promettre des lendemains encore plus difficiles aux citoyens afghans. Par ailleurs, les forces armées afghanes sont dans une situation difficile, pas aussi nombreuses qu’on le pense, pas assez bien armées face à une rébellion particulièrement féroce. Si on ajoute à cela la corruption de l’État afghan, malgré un président de grande qualité, et les tensions politiques internes, on peut craindre pour l’avenir de Kaboul.

Certains, à Paris, à Berlin ou à Bruxelles, pourraient hausser les épaules et se dire que cela ne nous concerne pas. Ce serait oublier l’Histoire, la géopolitique, et les sacrifices passés. Des soldats européens sont morts en Afghanistan, et l’argent du contribuable européen a servi à un (mauvais) travail de reconstruction. En bonne partie parce que l’Europe puissance n’existe pas : nous n’avons pas de stratégie, nous avons donc suivi la stratégie américaine… L’Afghanistan est entre l’Asie Centrale, dont les hydrocarbures nous intéressent ; l’Iran, un pays potentiellement clé pour notre sécurité énergétique ; et le Pakistan, dont la stabilité est essentielle pour l’Asie du Sud et le Moyen Orient. Donc non, l’Afghanistan n’est pas secondaire, en tout cas pas pour les grandes puissances qui souhaitent avoir un impact sur les grandes affaires du monde. Et l’Europe doit être l’une d’entre elles. Les pays européens doivent continuer à s’intéresser à l’Afghanistan et à son environnement régional. Et il est grand temps de le faire avec indépendance, et sans romantisme simpliste.

Continuer à s’engager sur le dossier afghan, cela ne signifie pas, cependant, être en première ligne. Plus que les Occidentaux, ce sont les pays de l’environnement régional afghan qui ont un intérêt à la stabilité afghane : l’Iran, le Pakistan, la Chine, l’Asie Centrale et donc, indirectement, la Russie. Pékin et Islamabad travaillent ensemble, tout particulièrement, à un processus de paix inter-afghans. L’Union Européenne devrait leur apporter leur soutien, et s’associer à leur démarche, sans être en première ligne.

Si l’Europe réussit à devenir une puissance au 21ème siècle, cela ne sera pas en jouant au « policier mondial », à l’américaine… La France seule a singé l’Amérique de Bush dans ce rôle en Libye, et le résultat a été pitoyable. Nous devons être une partie de la solution pour l’Afghanistan : mais il est fini le temps où l’Occident pouvait se considérer comme la solution. Dans un monde multipolaire assumé, nous allons devoir confirmer et renforcer notre influence commune, européenne, dans notre voisinage immédiat. Mais il faudra aussi, par ailleurs, coopérer avec la Russie, la Chine, et des puissances régionales, comme par exemple l’Iran ou la Turquie au Moyen Orient, sur les sujets qui les concernent également. Et justement, le dossier afghan pourrait être, dans les années à venir, l’occasion de sortir de notre prisme américain, et nous tourner plus sérieusement vers la Russie et la Chine, pour construire une coopération plus poussée. Coopération euro-chinoise et euro-russe, qui, on l’espère, sera de plus en plus forte dans les décennies à venir, jusqu’à atteindre le niveau des bonnes relations euro-américaines.

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