Entretien avec Maxime LEFEBVRE, diplomate et professeur à Sciences Po

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Intellectuel et diplomate, Maxime Lefebvre est l’un des meilleurs connaisseurs de la géopolitique européenne. Eurasia Prospective réalise son entretien pour la sortie de son ouvrage : La politique étrangère européenne (PUF). Les propos tenus n’engagent que l’auteur.

Eurasia Prospective : Maxime Lefebvre, vous rééditez un « Que sais-je ? » sur La politique étrangère européenne. Comment jugez-vous son évolution sur le dernier quart de siècle ?

Maxime Lefebvre : du point de vue des outils, la politique étrangère européenne a fait des progrès notables en termes de cohérence (avec la création d’un service diplomatique européen dirigé par le Haut Représentant), de capacité à agir (les opérations de la politique européenne de sécurité et de défense), mais aussi en termes de « hard power » (les sanctions, tout dernièrement contre la Russie à cause de la crise ukrainienne). Mais l’Europe de la défense (qui est à l’ordre du jour depuis 1950 !) n’a pas fait autant de progrès : l’Europe reste dépendante des Etats-Unis pour sa sécurité, l’Union européenne ne veut pas faire la guerre, et l’intégration militaire européenne passe essentiellement par l’OTAN. Cela reflète aussi une situation où l’Europe est loin d’être intégrée politiquement : certes les Européens ont souvent des positions communes, mais ils se divisent aussi sur des sujets importants comme la guerre de G. W. Bush en Irak, la relation avec la Russie, le Kosovo ou l’attitude vis-à-vis d’Israël.

Du point de vue des résultats, l’Europe a contribué à consolider le multilatéralisme (la crise mondiale de 2008-2009 surmontée, le développement des accords de libre-échange, le succès de la COP21, etc.) et à stabiliser et européaniser les Balkans après les guerres de Yougoslavie. Mais son action dans son voisinage, qui était une grande priorité de la stratégie européenne de sécurité de 2003, n’affiche pas un bilan glorieux, pour des raisons qui ne tiennent pas d’ailleurs qu’à elle. A l’Est, l’UE est loin d’avoir réussi à renforcer la stabilité et la prospérité de ses voisins, et se heurte à une puissance russe en voie de réaffirmation. Au Sud, les « printemps arabes » ont suscité l’enthousiasme mais l’UE se heurte toujours aux mêmes difficultés politiques, économiques, sociales dans les pays partenaires. L’UE ne fait pas assez pour l’Afrique, qui n’est pas (à tort) au premier rang des intérêts pour de nombreux Etats membres. Il ne faut pas baisser les bras, car une action des pays européens en ordre dispersé n’apporterait pas plus de stabilité.

Eurasia Prospective : longtemps, l’Europe a été confrontée à son extension, sous forme d’élargissement. Le retrait que tentent les britanniques peut-il être répliqué ailleurs ? Le Brexit n’ouvre-t-il pas la boîte de Pandore ?

Maxime Lefebvre : la possibilité d’un retrait a été explicitement, et volontairement, prévue par le projet de constitution européenne, devenu traité de Lisbonne. Un retrait peut avoir une vertu clarificatrice, à la fois pour le pays concerné et pour les autres pays participant au projet européen. Après tout, la Suisse, la Norvège et l’Islande ont refusé de s’intégrer, ce qui ne les empêche pas de calibrer leur relation de coopération avec l’UE et de défendre leurs intérêts dans la mondialisation. Cette tendance au retrait est typique des pays de culture protestante et de famille inégalitaire : le Royaume-Uni, le Danemark, la Suède, les Pays-Bas sont aussi concernés, voire une partie de l’Allemagne.

Si le Brexit l’emportait, ce serait un mauvais signal de plus, après la succession de référendums  négatifs sur l’Europe, la crise de la zone euro, la crise migratoire, etc. Peut-être d’autres pays pourraient-ils être tentés de sortir, mais la monnaie unique représenterait une sérieuse corde de rappel pour les pays qui en font partie, et les peuples sentent bien, malgré la montée de l’euroscepticisme, qu’ils auraient beaucoup à perdre. Certains partisans du Brexit pensent même qu’il pourrait favoriser le renforcement de l’intégration de l’Europe continentale en faisant converger l’Europe politique et du marché intérieur (l’UE), l’Europe de la libre-circulation des personnes (la zone Schengen), et l’Europe monétaire (la zone euro). Si le Brexit à l’inverse échouait, parce que les Britanniques comprenaient que c’est leur intérêt bien compris de ne pas se couper de l’Europe, cela consoliderait le projet européen, interromprait la série noire des référendums perdus sur l’Europe, et n’empêcherait pas les pays de la zone euro d’avancer vers une intégration renforcée.

Eurasia Prospective : la crise des migrants a engendré une série de conséquences en Europe, en interne, mais aussi dans les relations entre l’Europe et la Turquie. Cette dernière s’est-elle rapprochée de l’UE à cette occasion ?

Maxime Lefebvre : la crise migratoire menace la cohésion du projet européen et en particulier l’espace de libre-circulation des personnes, la zone Schengen. Pour y faire face, il faut combiner plusieurs réponses, à la fois l’accueil d’un nombre de réfugiés (qui ne peut pas être illimité), le contrôle des frontières extérieures, et la coopération avec les pays tiers. L’accord avec la Turquie s’inscrit dans une logique de compromis et est dicté par les circonstances, malgré les scrupules que peut susciter le régime turc, et malgré les critères que met l’Europe dans sa politique de libéralisation des visas et dans les négociations sur l’élargissement. L’UE a besoin du partenariat avec la Turquie (et avec d’autres pays du pourtour méditerranéen) pour maîtriser les flux migratoires, mais elle ne doit ni renoncer à ses valeurs ni hâter une promesse d’élargissement qui ne peut être tenue dans les circonstances actuelles.

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