L’édition 2017 du concours de l’Eurovision débutera sous peu. La finale aura lieu le 13 mai, à Kiev en Ukraine. La compétition rassemblera près de 200 millions de téléspectateurs de l’Atlantique à l’Oural, de la Baltique au Caucase et de la Méditerranée à l’Australie.
Comme chaque année, cet événement de variétés sera fortement teinté de géopolitique: n’en déplaise au dédain des Français, l’Eurovision est l’événement non sportif le plus regardé au monde. C’est même un levier d’influence géopolitique majeur pour certains pays comme la Suède, l’Irlande ou encore Israël. Il en va ainsi depuis 1956: le concours Eurovision tend chaque année à l’Europe un miroir déformant mais instructif de sa situation géopolitique
A quelques de jours de l’évènement, trois enjeux géopolitiques sont d’ores et déjà identifiés: quelles conséquences aura l’exclusion de la candidate russe? Quels bénéfices l’Ukraine tirera-t-elle de l’événement? Enfin, la France sera-t-elle enfin en mesure d’utiliser à plein cette vitrine continentale de l’industrie du divertissement pour renforcer son influence?
Le mélodrame de la participation russe à l’Eurovision 2017
La Russie sort-elle victime ou vainqueur de la passe d’armes qui l’a opposée à l’Ukraine concernant sa participation?
Rappelons brièvement les actes de la pièce tragi-comique des dernières semaines. Premier acte, le groupe public de télévision russe sélectionne comme candidate russe à l’Eurovision 2017 Ioulia Samoïlova, une chanteuse de 27 ans en fauteuil roulant. Deuxième acte, le 22 mars, les autorités ukrainiennes refusent à la chanteuse russe l’entrée sur le territoire national au motif que celle-ci avait donné un concert en Crimée en 2015. En effet, l’Ukraine considère l’entrée en Crimée comme illégale quand elle n’est pas réalisée à partir du territoire ukrainien: or la chanteuse était venue directement de Russie. Troisième acte: aucune solution proposée par l’Union européenne de radiodiffusion (UER), instance organisatrice de la compétition, ne fait l’accord entre la Russie et l’Ukraine (sélection d’un autre candidat russe, diffusion de la performance de Ioulia Samoilova depuis Moscou, report de la date de l’interdiction d’entrée dans le territoire, etc.) Dernier acte: la télévision publique russe annonce qu’elle ne diffusera pas la compétition, ce qui conduit l’UER à annuler la participation de la Russie.
Dans ce conflit des symboles se révèle à nouveau le débat de principe sur les causes de la crise russo-ukrainienne. L’absence de la Russie à l’Eurovision 2017 illustre-t-elle la russophobie chronique de l’Ukraine comme le soutiennent les autorités et les médias russes? Cette hostilité radicale à la Russie, à la langue et à la culture russe justifie-t-elle en conséquence les actions prises par la Russie pour protéger les russophones, les ressortissants russes et les Républiques russes auto-proclamées dans l’est de l’Ukraine, à Luhansk et Donetsk? Ou bien l’absence de la Russie tient-elle à un piège tendu par la Russie à l’Ukraine et dans lequel celle-ci s’est précipitée, comme plusieurs voix le soulignent à Kiev? A l’heure actuelle, la victoire symbolique de la Russie est difficile à établir. Mais les phases finales de la compétition peuvent largement influer sur son image: victime ou manipulatrice?
La stabilité de l’Ukraine en question
L’édition 2017 mettra sous les feux de la rampe européenne les capacités d’organisation des pouvoirs publics ukrainiens, de la télévision publique ukrainienne et de la ville de Kiev. Comme lors de l’Eurovision 2005 (et comme lors de l’Euro de football 2012 coorganisé avec la Pologne), l’Ukraine entend utiliser l’exposition médiatique de l’événement pour attirer touristes et investisseurs et pour célébrer son ancrage européen, tant remis en cause de l’intérieur et de l’extérieur depuis le début de la crise de 2013.
Le groupe de télévision public ukrainien NTU, a mis toutes les chances de son côté: il a choisi un slogan rassembleur « Celebrate Diversity » en phase non seulement avec le slogan de l’édition 2016 en Suède «Come together » mais aussi avec les valeurs de la construction européenne de protection des minorités ethniques, linguistiques, etc. Il a choisi comme logo une version stylisée du collier traditionnel ukrainien, le namysto, qui a pour particularité de rassembler 14 perles de couleurs entièrement différentes. Et toute la vile de Kiev est mobilisée pour accueillir les délégations et les médias. En somme, l’événement est destiné à démontrer la solidité du pays malgré la crise.
Toutefois, le déroulement des phases finales est à haut risque pour la réputation européenne du pays hôte. Le budget de plus de 23 millions d’euros consacrés à l’événement fait débat en Ukraine. Dans un pays aux finances publiques dégradées assistées par le FMI et l’Union européenne, cette somme peut paraître irresponsable. Après tout, dans l’histoire de la compétition, plusieurs pays avaient renoncé à organiser l’événement pour des raisons financières: les Pays-Bas, en 1960, la France, en 1963, Israël en 1980, etc. En outre, les questions de l’inefficacité et de la corruption, récurrentes dans la vie politique de l’Ukraine indépendante ont été soulevées par l’opinion publique locale en raison des retards pris dans l’organisation de la compétition. Si des difficultés devaient surgir dans l’organisation de l’événement durant les phases finales, l’opération de communication positive pourrait au contraire brouiller l’image de l’Ukraine en Europe.
Ce qui est en jeu ici, c’est toute la politique de softpower déployée par l’Ukraine depuis une décennie vis-à-vis de l’Union européenne en particulier et de l’Europe au sens large en général: l’Ukraine a-t-elle réeelement les capacités de s’ancrer dans le projet européen? Ou bien reste-t-elle une République post-soviétique handicapée par la faiblesse de ses pouvoirs publics, par le poids de ses oligarques et par son amour-haine pour la Russie? Bien évidemment, un succès dans l’organisation de la compétition serait loin d’être un gage de sérieux pour se positionner dans l’antichambre de l’Union européenne. En revanche, un échec pourrait ternir l’image déjà écornée de l’Ukraine en Europe.
La France et son influence en Europe
La dernière question concerne, comme chaque année depuis une décennie, l’implication de la France dans la compétition et, plus largement sur la scène européenne.
La candidature de la chanteuse Alma, avec son titre Requiem, ravivera les questions récurrentes que l’audiovisuel public français se pose sur sa contribution au softpower de la France. Pour faire rayonner sa culture populaire et son industrie du divertissement sur le continent et dans le monde, la France doit-elle opter pour la langue française ou pour l’anglais, comme de nombreux candidats? Doit-elle cultiver des thèmes strictement nationaux ou doit-elle adopter un positionnement plus transculturel? Doit-elle miser sur des vedettes confirmées (Alma a été primée aux Victoires de la musique) ou sur de jeunes talents révélés par la compétitions comme France Gall? Doit-elle rester attachée à son exception culturelle ou bien doit-elle surmonter son dédain élitiste pour une compétition qui est très largement suivie en Islande, en Suède, en Autriche ou encore dans les Balkans?
L’absence de victoire depuis 1977 pose la question de l’influence de la France dans la culture populaire et les industries du divertissement en Europe. L’Eurovision 2017 nourrira-t-il une nouvelle fois un imaginaire décliniste, reléguant la France dans les profondeurs du classement en Europe, symbolisant sa perte d’influence dans une Europe elle? Ou bien marquera-t-il la capacité de la France à sacrifier aux rites mondialisés d’une Europe au sens (très) large? A force de marquer son indifférence à la compétition, la France se prive de leviers limités mais réels d’influence européenne et sous-exploite son industrie du divertissement. Elle laisse ainsi la place à des plus « petits » pays dont la motivation est grande pour promouvoir leur image et pour diffuser leurs productions.
Bien sur, une victoire à l’Eurovision ne changera pas le statut de la France en Europe. Mais elle pourrait contribuer à infléchir son image auprès des opinions publiques à travers le continent?