Europe/Russie: divorce à l’européenne (BRET dans le RAMSES 2018)

Le 24 avril 2017, Sergueï Lavrov a reçu à Moscou Federica Mogherini pour la première fois depuis 2014. Cette rencontre a parfaitement synthétisé l’état actuel des relations entre l’Union et la Fédération. Comme un couple désuni, les partenaires ont ouvertement constaté leur éloignement croissant[1] sans avancer de rapprochements concrets[2] : faisant le deuil de leur partenariat passé, ils ont acté leurs désaccords stratégiques et la dégradation de leurs relations économiques. Seul un appel à un dialogue ouvert et franc a été lancé[3]. 2017 sera-t-elle l’année du divorce explicite ou de la thérapie de couple ?

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Le cycle des sanctions mutuelles est reconduit jusque fin 2017

La dynamique de partenariat a aujourd’hui disparu ; l’Accord de Partenariat et de Coopération, conclu en 1997, est bloqué ; la négociation d’un nouvel accord, engagée en 2008, suspendu en 2014, est reportée sine die ; les coopérations, prévues dans quatre « espaces communs » sont au point mort. Durant la dernière année, l’Union a régulièrement renouvelé et même aggravé les sanctions contre la Fédération, le 1er juillet 2016, le 19 décembre 2016 et le 13 mars 2017. Elles courent désormais jusqu’au 15 septembre 2017. Réciproquement, la Russie a reconduit ses contre-sanctions jusqu’à la fin de 2017.

Le premier motif de divorce est le sort de la Crimée. Il s’agit là d’un « désaccord systémique » entre la Russie et l’UE. En effet, pour la Russie, la légalité du « rattachement » de la Crimée est établie par les résultats du référendum du 16 mars 2014 (96,8% des votants demandant le rattachement). En outre, la Russie estime, dans la stratégie de sécurité nationale de décembre 2015[4], que l’origine de la crise tient au soutien apporté par l’UE à un coup d’Etat institutionnel en Ukraine au moment d’Euromaidan. En conséquence, les politiques d’intégration de la Crimée dans la Fédération se sont poursuivies : la plupart des habitants de Crimée ont reçu un passeport russe, des projets reliant la Péninsule avec la Russie via le détroit de Kertch ont été lancés, etc. Au contraire, pour l’Union européenne, l’organisation du référendum et l’annexion sont illégales car attentatoires à la souveraineté de l’Ukraine.

La deuxième raison du divorce concerne le Donbass. Là encore la dynamique est divergente : pour l’UE, la Russie mine l’intégrité territoriale de l’Ukraine alors que, pour la Russie, l’UE soutient un gouvernement incapable de protéger les minorités russophones. En conséquence, 2016 et 2017 ont vu régulièrement violés les accords de cessez-le-feu dit « de Minsk II », conclus en février 2015. Les divergences portent également sur les mécanismes de sortie de crise : pour l’Union européenne, ces accords en demeurent la pierre angulaire. Pour la Russie, la réforme constitutionnelle en Ukraine et l’organisation d’élections locales en Ukraine orientale constituent des conditions préalables que le gouvernement de Kiev ne remplit pas.

Le troisième facteur de tension concerne la guerre en Syrie. D’un côté, la Russie est intervenue militairement dans le conflit, depuis septembre 2015, afin de prêter son concours, notamment aérien, aux forces armées du régime Al-Assad[5]. D’un autre côté, l’Union européenne, premier fournisseur d’aide humanitaire dans ce conflit, appelle de ses vœux une sortie de crise par la fin du régime Al-Assad. C’est en 2016 que l’intervention militaire russe s’est déployée : commencée i le 29 septembre 2015, l’opération russe a officiellement été couronnée de succès par le président Poutine le 14 mars 2016. Pourtant, les forces russes ont été particulièrement actives dans la bataille d’Alep qui s’est achevée en décembre 2016 par une victoire du régime Al-Assad, suscitant les critiques de l’UE pour le sort réservé aux civils dans la ville. En conséquence, la Russie préside à des négociations de sortie de crise avec l’Iran et la Turquie sans inclure l’UE. Et le front commun contre Daech entre la Russie et les Etats-membres de l’UE frappés par les attentats (France, Allemagne, Suède) a fait long feu.

Ces trois motifs stratégiques se cumulent avec les tensiond récurrentes entre l’UE et la Fédération : les forces armées russes ont poursuivi leurs incursions dans les espaces aériens et maritimes d’Etats-membres, en Baltique notamment ; des cyberattaques en provenance de Russie sur des entreprises, des institutions ou des équipes de campagne électorale d’Etats-membres ont été révélées au grand public en Europe.

Relations économiques : séparation de biens et séparation de corps ?

Longtemps considérée comme l’aspect le plus robuste du partenariat UE-Russie, la relation économique a suivi la trajectoire de la relation stratégique.

Après une décennie de dynamisme, interrompu par la crise économique de 2008, les échanges économiques ont atteint leur pic en 2012, année où la Russie a rejoint l’Organisation mondiale du commerce (OMC) grâce au soutien de l’UE. Mais cet essor est aujourd’hui révolu. D’un point de vue structurel, les échanges économiques entre UE et Russie sont encore denses : l’UE reste le premier partenaire commercial de la Russie et la Russie, le quatrième partenaire commercial de l’UE. En 2016, le volume total des échanges s’est établi à 191 M€. Et la composition des flux est relativement stables : l’UE importe principalement des hydrocarbures russes, en 2016 pour une valeur de 78 M€. La Russie, quant à elle, voit ses importations d’Europe toujours dominées par les machines-outils (31,2 M€) et les produits chimiques (15,7 M€).

Les échanges sont aujourd’hui en régression, essentiellement en raison des sanctions réciproques[6]. Ainsi, l’UE a fortement limité les échanges, dans les domaines des investissements, des matériels de guerre et des technologies énergétiques. En retour, la Russie a adopté une série d’embargos, notamment sur les produits agricoles et a développé des sources d’approvisionnement de substitution. 2016 a confirmé l’inversion d’une tendance au développement des échanges. Ainsi, entre 2012 et 2017, les importations de l’UE depuis la Russie sont passées de 215,12 M€ à 118, 66 M€. De même, entre ces deux années, les exportations de l’UE vers la Russie sont passées de plus de 123,44 M€ à un peu moins que 72,42 M€[7]. Le décrochage est confirmé : après une réduction de -25,2% des importations depuis la Russie en 2015, la tendance s’est prolongée en 2016 avec une contraction de -13%. En revanche, les exportations de l’UE semblent cesser de chuter : après une réduction de -26,6% en 2015, elles se sont tassées de -1,8% en 2016.

Les hydrocarbures sont eux aussi en contraction. Plusieurs grands projets sont actuellement à l’arrêt : ainsi, le projet South Stream est stoppé ; Royal Dutch Shell a cessé sa coopération avec Gazpromneft pour l’exploitation du gaz de schiste ; et la compagnie italienne ENI a cessé sa participation aux projets dans l’Arctique. Certains secteurs échappent à la tendance dépressive. Ainsi, plusieurs groupes chimiques (Bayer, Henek), automobiles (Renault Nissan, Daimler) et pharmaceutiques (Sanofi) ont lancé ou développé des sites de production en Russie en 2016.

Cours durablement bas des hydrocarbures, développement de sources d’approvisionnement agricole alternative à l’UE, faiblesse de la croissance russe, priorité donnée par la Russie à l’accord douanier entre la Russie, le Kazakhstan, le Belarus et l’Arménie [8], tous ces facteurs laissent augurer une continuation de la régression des échanges économiques[9]. Le divorce stratégique se prolonge en découplage économique.

2017 : réconciliation impossible ?

La défiance réciproque a succédé au désir de partenariat. Car la Russie considère diffémment l’Union européenne.

La politique d’élargissement et le partenariat oriental de l’UE sont vus par la Russie comme des tentatives pour réduire l’influence russe sur le continent. Comme en atteste la doctrine de sécurité nationale de décembre 2015, L’UE est considérée en Russie comme une puissance condescendante (dans le domaine des droits de l’homme), expansionniste (par les élargissements) mais également militarisée (par ses rapprochements avec l’OTAN).

Le sommet de Varsovie des 8 et 9 juillet 2016 a contribué à renforcer la perception obsidionale de l’Europe par la Russie[10] : l’Alliance a en effet le déploiement par rotation de quatre bataillons multinationaux dans les trois Etats baltes et en Pologne. En outre, il a déclaré opérationnel le premier volet du bouclier anti-missiles, ce qui est perçu par Moscou comme une tentative pour miner sa propre capacité de dissuasion nucléaire. Et l’OTAN a signifié qu’elle n’entendait pas geler unilatéralement les nouvelles adhésions en acceptant le Monténégro dans l’alliance[11].Ce sommet est considéré, par les autorités russes comme en contradiction avec l’Acte fondateur des relations OTAN-Russie de 1997. En effet, cet accord exclut l’installation de troupes permanentes dans les nouveaux Etats parties à l’Alliance atlantique. Enfin, les espoirs suscités à Moscou par la présidence Trump sont encore à confirmer : le découplage entre les Etats-Unis, l’OTAN et les Etats-membres de l’UE est incertain malgré les déclarations du candidat Trump. En effet, le président Trump n’a pas hésité à entrer rompre en visière avec les autorités russes en bombardant la base aérienne syrienne d’Al-Chaayrate le 6 avril 2017 en représailles à l’attaque chimique de Khan Cheikhoun attribuée au régime Al-Assad.

Réciproquement, pour l’Union européenne, en 2016, la Russie a changé de statut géopolitique : elle n’est plus un partenaire stratégique problématique mais un problème stratégique à part entière[12]. L’Union européenne perçoit la Russie comme s’éloignant de l’Europe d’un point de vue économique, stratégique et politique. Dans le domaine des droits individuels, l’Europe considère la Russie comme ne garantissant ni la protection des minorités (religieuses, ethniques, sexuelles), ni les droits de l’opposition, ni la liberté de la presse et de l’Internet[13]. L’influence des médias russes Russia Today et Sputnik est en outre considérée par plusieurs Etats-membres (Suède, France, Allemagne) comme des sources de déstabilisation au moment où se déroulement des campagnes électorales majeures.

En somme, la thérapie de couple sera bien difficile. Le cycle des sanctions entraîne une contraction des échanges économiques. La fracture est d’autant moins facile à réduire que la Russie accentue son « tournant vers l’Asie » et que l’Europe se concentre sur elle-même.

Notes

[1] Alexei MILLER, Fyodor LUKYANOV, Detachment Instead of Confrontation : Post-European Russia in Search of Self Sufficiency, IFRI, septembre 2016.

[2] Isabelle MANDRAUD, « A Moscou, dialogue de sourds entre Federica Mogherini et Sergueï Lavrov », in Le Monde, 24 avril 2017.

[3] https://eeas.europa.eu/delegations/russia/25091/mogherini-russia-%E2%80%98open-and-frank%E2%80%99-dialogue-minister-lavrov_en

[4] Isabelle FACON, Russia’s national security strategy and military doctrine and their implications for the EU, European Parliament, February 2017.

[5] Isabelle FACON, « L’année syrienne de Moscou et la ‘multipolarisation’ du monde : la Russie en quête d’un rebond », Russie 2016. Regards de l’Observatoire franco-russe, Cherche Midi, 2016, pp. 35-44

[6] Source : Commission européenne

[7] Source : Commission européenne, février 2017 : http://trade.ec.europa.eu/doclib/docs/2006/september/tradoc_113440.pdf

[8] Jocelyn Guitton, « Union européenne et Union économique eurasienne : concurrence ou coopération ? », Telos, 21 janvier 2016.

[9] Anastasia Nevskaya « Russia-EU economic relations : assessing two years of sanctions », juin 2016, Russia Direct.

[10] OTAN, communiqué de presse « Renforcer la présence de l’OTAN à l’est et au sud-est » cf. http://www.nato.int/cps/en/natohq/topics_136388.htm?selectedLocale=fr

[11] Cyrille Bret, « L’OTAN reprend l’initiative en Europe », in Telos, 21 juin 2016.

[12] European Council on Foreign Relations (ECFR) – European Foreign Policy Scorecard 2016.

[13] Julien NOCETTI, L’Internet russe : la loi et l’ordre, INAGLOBAL, 18 juillet 2016.

Pour en savoir plus

BAEV, Pavel, La Russie et l’Europe centrale et orientale : entre confrontation et connivences, Notes de l’IFRI, Russie.Nei.Vision, n°97, novembre 2016.

Isabelle FACON,

  • Russia’s national security strategy and military doctrine and their implications for the EU, European Parliament, February 2017.
  • « L’année syrienne de Moscou et la ‘multipolarisation’ du monde : la Russie en quête d’un rebond », Russie 2016. Regards de l’Observatoire franco-russe, Cherche Midi, 2016, pp. 35-44

Alexei MILLER, Fyodor LUKYANOV, Detachment Instead of Confrontation : Post-European Russia in Search of Self Sufficiency, IFRI, septembre 2016.

Julien NOCETTI, L’Internet russe : la loi et l’ordre, INAGLOBAL, 18 juillet 2016.

Dmitri TRENIN, « Russie/OTAN : maîtriser la confrontation », Politique étrangère, vol. 81, n°4, hiver 2016-2017.