Dans les médias comme dans les discours politiques, le terme de terrorisme est devenu un mot valise. Il désigne aujourd’hui presque toute forme de violence. Mais si le terrorisme est identifié partout, il risque de n’être plus combattu nulle part. Il est temps de préciser les contours de ce concept et de faire un effort de lucidité sur ce qu’il désigne et sur ce qu’il ne désigne pas.
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Circonscrire les notions pour mieux affronter les menaces
Une fois encore, le 12 mai dernier, une attaque au couteau a pétrifié la France. Une fois encore, les pouvoirs publics ont eu une réaction à la hauteur du choc : les représentants de la nation ont observé une minute de silence. Une fois encore, une fois passée le choc, l’opinion s’interroge : qu’est-ce qui fait de ce meurtre (et des tentatives de meurtres qui lui ont été associées) une attaque terroriste à proprement parler ? Est-ce l’origine tchétchène de l’auteur de ces actes ? Est-ce sa conviction religieuse ? Est-ce la revendication par l’organisation Etat islamique ? Sous le choc de la violence physique et symbolique, les catégories du débat public vacillent.
Si l’autorité judiciaire a rapidement retenu une qualification d’acte terroriste, qu’est-ce qui, au fond, distingue un acte terroriste des autres formes de violence, comme le meurtre crapuleux, l’émeute, le pillage, etc., Dans les médias comme dans les discours politiques,« terrorisme » devient un mot valise qui désigne toute forme de violence.
Le terrorisme passe souvent pour indéfinissable. Il est pourtant nécessaire de se garder des illusions lexicales : quand on se laisse tromper par les mots, on a de forte chance de s’égarer dans l’action. Autrement dit, dénoncer le terrorisme partout conduit rapidement à ne le combattre efficacement nulle part. Définir précisément le concept de « terrorisme » est alors le seul remède : au sens étymologique du terme, c’est « dé-limiter » le champ d’un concept et tracer une frontière (finis en latin) entre, d’une part, les phénomènes qu’il désigne et, d’autre part, les faits qu’il ne peut pas qualifier.
Les raisons d’une équivoque
Le flou sur les contours du concept n’est pas une fatalité car il est souvent entretenu à des fins polémiques. « Terroriste ! » est une invective. C’est le terme dont se sert un acteur pour disqualifier la violence des acteurs en rivalité avec lui : le terrorisme, c’est toujours la violence de l’autre comme le souligne Michael Walzer. De sorte qu’est « terroriste » toute violence qu’on veut disqualifier par avance : une puissance d’occupation labélise comme « terroriste » les mouvements de résistance même quand ils ne commettent pas d’attentats ; les pouvoirs publics qualifient de « terroristes » les attaques de hackers même quand ils poursuivent des buts « seulement » crapuleux. Il en va de même du crime organisé, qu’il s’agisse d’activité de racket, de trafics de drogue. A force d’être partout, le terrorisme n’est plus nulle part.
La confusion sur les limites de la notion tient également au caractère protéiforme et au statut tactique du terrorisme. Comme le souligne Michael Walzer dans Guerres justes et injustes, le terrorisme n’est pas un contenu idéologique : c’est une tactique qui peut être utilisée par plusieurs types d’acteurs, y compris étatiques. Un mouvement de lutte anti-coloniale comme l’IRA en Irlande et des Etats comme le Chili de Pinochet, utilisent des tactiques terroristes pour établir leur pouvoir par l’épouvante générale.
En un mot, en ce qui concerne le terrorisme, les mots ne nous trompent que parce que nous renonçons trop vite à les délimiter. Les contours de la notion de terrorisme ne sont pas intrinsèquement vagues : c’est l’usage polémique et la paresse intellectuelle qui entretiennent le vague.
Cruelles leçons : attentat terroriste ou meurtre « simple » ?
Dans le cas d’espèce des attaques au couteau de samedi dernier à Paris, quels sont les éléments qui le caractérisent comme actes terroristes ?
Est-ce le nombre des victimes qui fait l’acte terroriste ? Le critère quantitatif des victimes est bien précaire : entre le meurtre et l’attaque terroriste, la différence n’est pas principalement quantitative. Si « l’hyper-terrorisme » des années 2000 a instauré dans les esprits une équivalence entre le massacre et le terrorisme, un meurtre « ordinaire » peut faire de nombreuses victimes comme les tueries à l’arme automatique qui endeuillent régulièrement les lycées américains. La différence essentielle est qualitative : la violence s’exerce-t-elle sur des combattants ou sur des non-combattants ? Si la violence s’exercent entre soldats ou entre dépositaires de la force publique portant des armes apparentes, il ne peut s’agir de terrorisme : fonctionnellement, les combattants sont des sources et des cibles de violence armée. Ce qui fait le terrorisme, c’est l’absence de discrimination dans l’exercice de la violence entre les civils et les dépositaires de la force publique. En l’occurrence, ce critère, essentiel, est malheureusement rempli : ce sont des passants qui sont tués ou blessés au hasard.
Est-ce l’arme employée qui fait le terrorisme ? Là encore, le critère matériel est fragile. Comme il est une tactique d’exercice de la violence, le terrorisme utilise les expédients à sa disposition pour atteindre son but de terreur : un terroriste comme Breivik utilise des armes de guerres alors qu’il s’agit d’un terrorisme individuel. Et un terrorisme fortement structuré utilise des cocktails molotov ou des engrais chimiques. Ce qui permet de distinguer le terroriste du voyou, selon Carl Schmitt, c’est la motivation politique de l’auteur de la violence. Qu’il soit isolé ou en réseau, qu’il soit fortement armé ou qu’il utilise des moyens de fortune, le grand banditisme comme le terrorisme se distinguent par l’engagement politique de ses membres. C’est ce qui sépare le pirate du terroriste et rapproche le terroriste du partisan : la volonté de changer le rapport de force politique dans une société, qu’il s’agisse des rapports de production comme dans le terrorisme révolutionnaire russe des années 1890 ou des relations de domination du un territoire comme le terrorisme anti-colonialiste en Algérie dans les années 1950.
Et c’est là que le meurtre et les tentatives de meurtre de samedi dernier nous font toucher à la complexité réelle des phénomènes terroristes contemporains. L’engagement politique, les convictions religieuses et le contenu idéologique de l’acte du meurtrier d’origine tchétchèneparaissent minces, en l’état actuel de l’enquête. Et la revendication a posteriori par l’organisation Etat islamique est habile mais ne permet pas, pour le moment, d’établir une causalité idéologique, politique ou logistique substantielle. Si un cri au contenu vaguement politique du type « Allah est grand ! » ou « à mort le capitalisme ! » suffisait à donner un contenu politique réel à un acte de violence, des grandes figures du banditisme, comme Jacques Mesrine, devraient être considérées comme des militants politiques terroristes.
En somme, les actes de violence terribles de samedi dernier exigent de nous une analyse critique des contours du terrorisme : c’est une tactique de violence indiscriminé destinée à servir un projet politique qui ne peut être confondue, sans mauvaise foi trompeuse avec les autres formes de violence.