Pour l’affiche d’ouverture du Mondial, le 14 juin 2018, pas de choc sportif à prévoir : la 70ème équipe au classement mondial de la FIFA, la Sbornaïa, accueillera la 67ème équipe de ce même classement, les « Faucons» d’Arabie Saoudite. Les stars des deux équipes sont de second ordre : ni le gardien Akinfeev (cf. photo) du CSKA Moscou ni l’attaquant Al-Sahlawi du Nasr Riyad ne peuvent rivaliser avec Messi, Neymar ou encore Pogba. Le match n’attirera pas les foules des supporters du monde entier.
En revanche, la portée symbolique du match sera importante. En effet, premièrement cette rencontre est une fenêtre d’opportunité pour l’image des deux pays, et deuxièmement, elle manifestera un apaisement de tensions historiques entre les deux pays. Surtout si Vladimir Poutine et le prince héritier, Mohamen Ben Salmane – ou MBS – échangent une poignée de main publique dans la tribune présidentielle du stade Loujniki complètement rénové.
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Deux États à la recherche d’une nouvelle image par-delà les hydrocarbures
Pour le Royaume des Saoud comme pour la Fédération de Russie, la 21ème édition de la Coupe du Monde de football est l’occasion de transformer leurs images respectives sous les yeux des médias internationaux. Il s’agit pour les deux pays de rompre avec le statut exclusif d’exportateur d’hydrocarbures.
Pour la Russie, les enjeux d’image sont évidents. Cela a déjà été souligné dans ces pages, la Coupe du Monde est l’occasion pour le sport russe, levier d’influence classique depuis l’époque soviétique, de redorer son blason. La modeste stature sportive de la sélection nationale contribue à cette reconstruction de la réputation du sport de haut niveau russe. Il s’agit de dissiper les soupçons de dopage qui pèsent traditionnellement sur la Russie et de laver l’affront ressenti par ses athlètes, empêchés de défiler sous le drapeau national lors des derniers Jeux Olympiques d’Hiver de Pyeongchang, en Corée. C’est aussi l’occasion de montrer au monde la prospérité retrouvée de la Russie ( +1,5% de PIB en 2017) en dépit des sanctions occidentales décidées contre elle en 2014.
L’enjeu est différent mais tout aussi fort pour l’image de l’Arabie Saoudite, où le football fait l’objet d’une ferveur populaire bien supérieure aux résultats de la sélection nationale. Alors que, ces dernières années, l’Arabie Saoudite voit son nom associé essentiellement à la guerre au Yémen et au conflit en Syrie, elle tente aujourd’hui une opération de communication dont la participation au Mondial 2018 est un des aspects.
Le Royaume essaie de se moderniser notamment sous l’égide de MBS : la jeunesse de ce prince héritier, encore inconnu il y trois ans, l’innovation qu’il introduit dans l’économie saoudienne avec son plan Vision 2030 dont l’objectif est remédier à la dépendance à l’égard du pétrole, tous ces éléments concourent à présenter le pays sous un nouveau jour. L’enjeu sera moins de briller par les résultats que de faire honneur à la première participation depuis 12 ans de la sélection nationale. Ce sera aussi pour les commentateurs l’occasion de rappeler que la cause des femmes progresse (modestement) sous l’impulsion des réformes entreprises par MBS, puisqu’elles ont, depuis peu, obtenu l’autorisation d’assister à des matches de football et de conduire des voitures. L’attaquant vedette, Mohamed Al-Sahlawi, premier au classement des buts inscrits durant les phases qualificatives au Mondial portera donc ce nouveau visage ou du moins cette nouvelle tonalité.
Du choc des pétroliers…
La rencontre a également une forte teneur politique. Elle réunit deux puissances pétrolières concurrentes sur le marché international de l’énergie et longtemps rivales sur la scène internationale.
Depuis le « Pacte du Quincy » conclu entre le président Franklin D. Roosevelt et Abdelaziz Al-Saoud en 1945, l’alliance avec les États-unis est tout à la fois le pivot de la sécurité du Royaume, l’axe de sa politique extérieure et l’assurance-vie de la dynastie régnante4. Toujours aux côtés de Washington durant la Guerre Froide, principal acteur pro-américain dans le Golfe après la révolution iranienne de 1979, le Royaume saoudien a longtemps été un poste avancé des États-Unis sur le flanc sud de l’URSS puis de la Russie. Riyad, au grand dam de Moscou, n’a-t-elle pas financé les moudjahidines en Afghanistan dans les années 1980, puis les rebelles tchétchènes, en guerre dans le Caucase dans les années 1990 ? Plus récemment, n’a-t-elle pas favorisé plusieurs organisations sunnites en Syrie, en lutte contre l’axe Moscou-Téhéran ? Depuis plusieurs décennies, les relations entre Riyad et Moscou sont loin d’être apaisées, précisément en raison de la proximité des Saoud avec Washington. Une proximité qui, quelque soit l’hôte de la Maison Blanche, ne se dément pas : l’automne dernier, le président Trump a signé pour 380 milliards de projets de contrat lors de sa visite dans le royaume.
En outre, les échanges commerciaux, financiers et industriels peinent à décoller entre les deux pays qui, longtemps, ont eu des positions antagonistes sur le marché de
l’énergie. En 2013, l’Arabie Saoudite n’avait pas hésité à augmenter sa production et ses exportations de pétrole afin de réduire les revenus tout à la fois de l’Iran et de la Russie. Aujourd’hui encore, Moscou peine à attirer des investisseurs saoudiens. Mais c’est surtout l’Iran qui demeure la grande pierre d’achoppement entre les deux pays. Pour la Russie, c’est le grand allié militaire en Syrie, au moins jusqu’à la fin des hostilités ; pour l’Arabie Saoudite, c’est le rival qui travaille à son encerclement au Yémen, en Irak, en Syrie et au Liban.
Si ce Russie/Arabie saoudite n’a pas la même saveur que le match ayant opposé l’Iran et les États-Unis le 21 juin 1998, durant le Mondial en France, il met face-à-face des pays aux relations traditionnellement tendues.
… à une alliance en construction
Toutefois, le stade Loujniki pourrait être le cadre ultra-moderne de la manifestation d’un rapprochement stratégique inattendu. Depuis deux ans, les tensions cèdent le pas à des convergences marquées.
A partir d’octobre 2016, alors que les cours des hydrocarbures étaient au plus bas du fait d’une surproduction saoudienne, les deux capitales sont parvenues à sceller un accord, appelé OPEP+, qui leur a permis de faire remonter les cours7. Les deux pays y avaient intérêts : les difficultés budgétaires s’accumulaient à Moscou et Riyad en raison des moindres recettes d’exportation.
En octobre 2017, le monarque saoudien a effectué sa première visite d’État en Russie, accompagné d’une délégation de plus de mille personnes comptant de nombreux chefs d’entreprise. L’héritier réformateur, MBS, engagé dans la transformation du Royaume, guerroyant au Yémen contre l’Iran, poursuit, lui aussi, un dialogue régulier avec Moscou.
De son côté, afin de trouver une issue politique à la crise syrienne, après six années de guerre, la Russie tente de jouer, auprès des parties au conflit, de sa nouvelle relation avec Riyad. Pour le moment en vain.
Ultime élément de ce réchauffement, l’Arabie saoudite a récemment déclaré envisager l’acquisition de systèmes de défense anti-aériens S-400 russes alors même que le Royaume est ciblé par des tirs de missiles en provenance du Yémen9 et qu’il s’approvisionne traditionnellement en PATRIOT américains. Ironie de ces contrats d’armement en cours de négociation entre les deux pays : Ryad menace le Qatar des pires représailles si celui-ci acquiert ces mêmes S-400 auprès de Moscou…
La paix par le sport ?
Le match d’ouverture de la 21ème édition de la Coupe du Monde semble prometteur pour ceux qui croient dans les vertus pacificatrices du sport. De même que les Jeux Olympiques d’Hiver de Pyeongchang ont contribué à la reprise du dialogue intercoréen et à la tenue du sommet de Singapour entre les présidents Kim Jong-un et Donald Trump, la rencontre entre l’Arabie saoudite et la Russie peut-elle contribuer à apaiser des relations bilatérales traditionnellement tendues et favoriser une solution au Moyen-Orient où Moscou a repris pied depuis 2015 ?

C’est sans doute crier victoire avant de marquer le but. Les points de divergence structurels entre Moscou et Riyad subsistent : place de l’Iran dans la région, stratégies sur les marchés pétroliers, relations avec Washington… Mais si un but ne fait pas la victoire, un match peut faire passer du choc entre pétroliers au dialogue entre puissances.