Le Parlement européen vient d’approuver, par 448 contre 197 (avec 48 abstentions), le rapport de l’eurodéputée Sargentini constatant des « risques graves » de violation des « valeurs » de l’Union selon les termes des articles 2 et 7 du Traité sur l’Union européenne. C’est le début d’une longue procédure qui pourrait, comme dans le cas de la Pologne le 20 décembre dernier, aboutir à l’adoption de sanctions (suspension des droits de vote) pour la Hongrie.
Les autorités hongroises ont dénoncé un chantage politique visant à punir la Hongrie pour ses positions opposées à l’accueil de réfugiés et de migrants. Les dirigeants des principaux partis européistes ont, eux, salué une victoire pour la construction européenne, pour l’Union dans son ensemble et pour la protection de ses valeurs.
Il est toutefois trop tôt pour crier victoire chez les européistes : le processus enclenché est à double tranchant et son impact final ne se décidera que dan les prochains mois.
Retrouvez le texte ici : BRET & BRET The Conversation Hongrie
Pour que des sanctions soient adoptée, un très forte majorité de 4/5e des états membres doit être réunie au Conseil ; et le statut du Premier ministre hongrois peut entre-temps sortir renforcé de cette ordalie. Si la victoire est donc douteuse, la clarification est, elle, évidente. La campagne pour les élections européennes du 26 mai 2019 vient de voir ses termes et ses lignes de clivage sensiblement clarifiées. Les européistes sauront-ils profiter de cette clarification pour renforcer leur message et devenir audibles auprès des opinions publiques ? Il en va de l’avenir de l’Europe.
Crier victoire est prématuré
Grâce à ce vote, les partisans de l’Union ont pu se compter : ils ont réussi à entamer la solidarité du Parti Populaire Européen avec Viktor Orban ; ils ont forcé le Chancelier autrichien ÖVP Kurz à se déclarer pour l’adoption du rapport ; ils ont montré que la procédure de l’article 7 n’est pas condamnée à rester lettre morte. Ils ont ainsi montré que les valeurs de l’Union européenne, proclamées par l’article 2 du Traité sur l’Union européenne étaient à même de définir les lignes de clivages politiques.
Toutefois, le chemin est encore long et hypothétique avant que la Hongrie voie ses droits de vote suspendus et les subventions européennes stoppées. Bien pis, il est possible que les européistes aient remporté une victoire à la Pyrrhus. A lendemain du vote, c’est toute l’Europe du groupe de Višegrad (V4) qui risque de se considérer comme mise à l’index. La Pologne, déjà visée en décembre dernier par la procédure de l’article 7, la Tchéquie et la Slovaquie ne peuvent que se solidariser avec la Hongrie au sein du V4. Et la coalition de gouvernement en Autriche ÖVP-FPÖ visée par l’article 7 en 1999 peut elle aussi, à terme, bloquer le processus. Mais surtout, ce revers au Parlement de Strasbourg consacre a contrario le leadership de la Hongrie en étendard d’un mouvement profond sur les échiquiers politiques nationaux qui dépasse le cadres de l’Europe centrale et orientale, comme en témoigne les convergences avec la Ligue de Salvini en Italie ou les Démocrates Suédois à Stockholm.
La victoire peut en réalité être celle de Viktor Orban : sa stratégie de rupture est intentionnelle. Il a décidé de répondre au rapport en séance au Parlement. Il a décidé de personnaliser le vote. Il a présenté ces résultats comme une victoire du parti pro-immigration et pro-islam. A Varsovie et à Rome, à Stockholm et à Athènes, la Hongrie peut maintenant fédérer tous ceux dénoncent les décisions de l’UE concernant la répartition obligatoire des réfugiés, tous ceux qui prétendent défendre l’identité de l’Europe contre l’islam et tous ceux qui promeuvent un retour des souverainetés nationales.
Ce vote peut être le point de départ d’un nouvel élan pour la construction européenne. Il peut aussi devenir l’événement fondateur d’un leadership orbanien dans les opinions publiques des Etats-membres.
Les élections européennes commencent
Loin d’être un aboutissement, ce scrutin est le point de départ d’une clarification de l’échiquier politique dans la perspective des élections européennes du 26 mai prochain.
Le scrutin du 12 septembre consacre des clivages latents, mais surtout les rend enfin visibles. En effet, 116 députés du PPE se sont déclarés favorables au rapport. Jusqu’ici, la ligne de partage entre l’Europe d’Orban et l’Europe de Macron était floue : le PPE avait toujours maintenu son soutien au Premier ministre hongrois. Aujourd’hui, il est incontestable que la ligne de partage en Europe passe au milieu du PPE entre, d’une part, les partisans d’une solidarité européenne forte et obligatoire, d’autre part, les avocats d’une Europe de la souveraineté des Etats. L’éclatement du PPE sur la question hongroise révèle une nouvelle bipartition de l’échiquier politique européen entre, d’une part, les sociaux-démocrates (S&D), les libéraux (ADLE), les Verts (ALE) et, d’autre part, l’Europe des nations et des libertés que le parti d’Orban, le Fidesz a toujours refusé de rejoindre mais qui a voté contre le rapport Sargentini.
Le vote du 12 février clarifie également les thèmes de campagne. Après ce vote, les groupes parlementaires européens, les partis nationaux, les gouvernements nationaux et même les électeurs devront trancher. Pour ou contre l’accueil des migrants ? Et cette question a deux formulations possibles : soit une version hongroise qui considère que le défi migratoire est une question identitaire ; soit une version française qui considère que les migrations sont une question de solidarité européenne avant tout.
Les termes du débat sont posés
Le « cas hongrois » redessine la carte des partis européens et redéfinit les thèmes de débat. Cette transformation du paysage et cette cristallisation du débat sont pour une large part à l’initiative d’Orban lui-même. Les origines du rapport de l’eurodéputée remontent certes à l’automne dernier, mais le réel basculement politique, qui a rendu possible le ralliement d’une majorité des 2/3 au Parlement, ne correspond pas à une évolution de la situation en Hongrie ou d’une prise de conscience européiste. Elle correspond bien plutôt à une évolution de la rhétorique extérieure d’Orban et ses attaques publiques récentes, directes et explicites, à l’encontre de ses homologues notamment français, allemand, luxembourgeois. Le calendrier de cette évolution peut être rapproché de celui du budget européen. D’ici deux ans prendra le cycle de budget 2014-2020 de l’Union, qui consacrait des fonds important au développement régional et à la cohésion envers les « nouveaux adhérents » de 2004. Le parlement européen enquête sur des soupçons de détournement massifs et systématiques de cette manne européenne en Hongrie. Il est tentant d’y voir une explication à l’attitude ambivalente d’Orban envers l’Union : critique ouverte et ennemi mais n’appelant jamais à en sortir. Mais dans le cycle suivant, 2012–2027, ces fonds seront grandement réduits. C’est à cette lumière que les observateurs du système politique hongrois attendent et décodent les évolutions de l’attitude d’Orban envers l’Union. Le vote de l’article 7 sera-t-il l’occasion parfaite donnée aux gouvernements illibéraux pour commencer à évoquer l’idée d’une sortie de l’UE pour la Hongrie, voire plus largement pour Groupe de Visegrad, un « Visexit » ?
Orban a en tout cas contribué à forcer une clarification des prises de positions au sein du PPE, autour de sa politique. Cette orientation du débat servira-t-elle les efforts de campagne des partis illibéraux ? En tout cas, et paradoxalement, leur nouveau positionnement stratégique contribue pour la première fois à ce que l’échiquier politique se dessine à l’échelle européenne. Le vote consacre peut-être l’émergence d’une opinion publique européenne, non réductible à l’addition des opinions publiques nationales, et Orban l’a façonnée autour de la question des migrations.
L’enjeu : l’identité ou le projet ?
S’agit-il d’un débat fondamental sur les « valeurs » de l’Union comme le soutiennent les camps en présence ? Sans doute les deux camps divergent sur la teneur et l’étendue des principes juridiques de l’Union. C’est pour cela qu’ils ont des appréciations opposées sur leur situation en Hongrie.
Mais, ce qui est en jeu est tout autant un débat sur l’avenir de l’Europe. Viktor Orban n’a pas le monopole de la préservation des valeurs européennes. Les autres courants politiques sont tout autant dans la lignée des valeurs de notre continent. La libre-pensée, l’asile pour les persécutés, la pluralité confessionnelle, la coexistence pacifique des cultures, toutes ces valeurs entrent dans l’ADN de l’Europe au moins autant que les racines chrétiennes évidentes du continent. Les forces politiques européistes sauront-elles formuler les débats de l’opinion publique européenne naissante dans leurs propres termes ou resteront-ils dans le cadre du débat défini par le camp d’Orban ? Il leur faudra faire cet effort pour que leur campagne soit audible et suscite l’adhésion.
Aujourd’hui, dans le cas hongrois, c’est donc le destin de l’Europe qui se joue. Soit une mise en commun plus large des souverainetés nationales. Soit un retour à celle-ci. Les élections de mai prochain arbitreront entre la victoire parlementaire des européistes et la victoire symbolique d’Orban.
[1] Philosophe et géopoliticien, il dirige le site EurAsia Prospective.
[2] Economiste et entrepreneur basé à Paris et Budapest.