Vincent Berthet est maître de conférences à l’Université de Lorraine et chercheur-associé au Centre d’économie de la Sorbonne. Il vient de publier L’erreur est humaine. Aux Frontières de la rationalité (CNRS Editions, 2018). Cet ouvrage se concentre sur la question de la rationalité, plus précisément de la rationalité limitée, concept aux ramifications multiples, allant de l’économie à la psychologie, mais incluant aussi des approches philosophiques et éthiques.
Vincent Berthet, vous soulignez que si la notion de biais cognitifs est aujourd’hui relativement visible, les applications de la rationalité limitée sont en revanche moins connues en France. Comment expliquer ce paradoxe évident ? Que perd la France à ignorer l’une des applications connues de la rationalité limitée, à savoir les nudges ?
La notion de biais cognitif a eu un large impact en sciences sociales ces vingt dernières années. Elle est notamment à l’origine de l’économie comportementale (dont le pionnier, Richard Thaler, a reçu le Prix Nobel en 2017). Cette notion peut également déboucher sur des applications, pour le management, le marketing, et même les politiques publiques. Cependant, il est vrai que ces applications – au premier chef desquelles les nudges – sont moins utilisées en France que dans les pays anglo-saxons. A mon sens, il y a deux raisons principales à cela. La première est la méconnaissance : les travaux sur les biais cognitifs demeurent relativement peu connus en France, notamment en dehors du champ académique. La seconde raison est la méfiance : l’approche scientifique sous-jacente aux applications de l’économie comportementale, fondée sur l’expérimentation, les statistiques, les données massives, etc. suscite souvent de la méfiance chez des personnes habituées à une approche plus classique, qualitative.
Ce faisant, la France se prive d’applications utiles qui ont fait leurs preuves dans d’autres pays (l’OCDE indique que 202 institutions à travers le monde utilisent ces applications pour les politiques publiques). En particulier, s’ils ne sont pas la panacée, les nudges peuvent offrir des solutions utiles et coût-bénéfiques à certains problèmes de politiques publiques.
Vous citez le biologiste Edward Osborne Wilson : « Le vrai problème de l’humanité est le suivant : nous avons des émotions paléolithiques, des institutions médiévales, et une technologie divine » (p.157). Cette citation représente le décalage entre les caractéristiques de l’homme et de son environnement. Peut-elle s’appliquer également à une compréhension de nos démocraties modernes, à un moment où le décalage entre le citoyen et les niveaux de décision semble revêtir les mêmes caractéristiques ?
Il existe bien aujourd’hui un décalage entre l’homme et son environnement technologique. Ce décalage provient du fait que l’homme n’évolue plus au plan cognitif tandis que la complexité des nouvelles technologies ne cesse de croître (la blockchain par exemple). Cette notion de décalage semble également caractériser le rapport entre les citoyens et les institutions qui les gouvernent. Mais en l’espèce, ce décalage s’explique par le fait que les citoyens ont évolué alors que nos institutions demeurent figées. Pour réduire ce décalage, celles-ci sont appelées à évoluer, l’enjeu étant de trouver le bon équilibre entre la continuité et le changement institutionnels.
Vous êtes également responsable du pôle « Stratégies d’influence » (1-Flux) du think tank Global Variations. Quel peut être l’apport des sciences cognitives à l’étude des relations internationales ? Les nudges peuvent-ils devenir un nouvel enjeu de puissance, ou sont-ils déjà intégrés à travers la notion de ‘Soft power’ (capacité d’influence non-coercitive) de Joseph Nye ?
Dans les années 1990, quelques universitaires étaient convaincus que la psychologie pouvait éclairer l’économie, une idée alors totalement à contre-courant. L’histoire leur a finalement donné raison : trois d’entre eux ont obtenu le Prix Nobel d’économie. De façon similaire, je crois que les sciences cognitives peuvent éclairer l’étude des relations internationales. Elles peuvent notamment aider à comprendre les processus de décision complexes à l’œuvre (n’oublions pas que le classique de Graham Allison, L’Essence de la décision, utilise largement la notion de rationalité limitée de Herbert Simon).
Mais surtout, les sciences cognitives permettent de comprendre le comportement des individus. Or à l’heure actuelle, appréhender des enjeux de puissance tels que l’intelligence artificielle et le développement durable requiert une lecture fine du comportement humain. Dans cette perspective, les nudges (qui peuvent orienter le comportement des masses dans une certaine direction) constituent un véritable outil de « soft power ». Le rapprochement académique entre les sciences cognitives et les relations internationales est une nouvelle voie aussi prometteuse que fascinante.