A l’occasion des élections européennes, Eurasia Prospective a interrogé les auteurs du collectif Télémaque, auteur d’un livre important permettant de définir avec rigueur le progressisme, l’un des mots clés pour les prochaines années en Europe. Comment égalité, progrès et émancipation se confrontent-ils face au réel ? L’ouvrage est préfacé par Bernard Cazeneuve, avec un avant-propos de Gilles Finchelstein.
Vous avez participé, avec le collectif Télémaque, à un ambitieux travail de clarification d’une ligne social-démocrate en France et en Europe. Chaque chapitre entend débusquer les idées reçues sur le marché, la mondialisation, l’écologie, l’Europe, la sécurité… Quatre aspects du progressisme se dégagent : la connaissance, la démocratie, la paix et la prospérité. Dans quelle mesure ces objectifs généraux sont-ils l’apanage de la social-démocratie ? A contrario, le progressisme tel que défini ainsi ne peut-il pas être revendiqué par ailleurs ?
Baptiste Bondu: Tout d’abord, ces quatre dimensions du progressisme social-démocrate tel que nous l’entendons, qui sont l’accès universel à la connaissance, à la démocratie, à la paix et à la prospérité, méritent selon nous d’être portées haut et fort en tant que telles à un moment où se développent des discours et des politiques fondées, au contraire, sur les fausses informations et l’obscurantisme, sur la remise en cause de l’équilibre institutionnel des démocraties par le culte de la verticalité du pouvoir et/ou du bon peuple, sur la violence insurrectionnelle ou la violence d’Etat, sur un simplisme économique tantôt du type ruissellement des richesses tantôt du type confiscation des richesses. Dans ce contexte, revendiquer ces valeurs ne nous semble pas vain, et nous nous sentons parfois bien seuls…
Ensuite, ce qui en fait peut-être une caractéristique de la social-démocratie est que ces quatre dimensions sont, pour nous, des exigences et des critères d’action et non des principes généraux abstraits : chaque politique, chaque action publique doit conduire à un progrès (ou à une absence de régression) de la connaissance pour tous, de la démocratie pour tous, de la paix pour tous, de la prospérité pour tous. Ce projet n’est donc nullement de l’eau tiède, compte-tenu des ambitions immenses qui sont ainsi énoncées. Certains, à droite, jugeront cela idéaliste et irréaliste ; d’autres, au contraire, à gauche, y verront de la compromission avec la réalité en place. Cela suffit pour tracer la voie d’un combat politique.
Le thème du marché et de son fonctionnement fait partie des sujets de débats des sociaux-démocrates depuis plus d’un siècle. Si ce débat semble tranché, quel regard portez-vous sur les nouveaux débats sur le protectionnisme (« intelligent ») ou des règles de concurrence, qui ne seraient plus adaptées face aux géants extra-européens ?
Antoine Colombani : Ce débat n’a en réalité jamais été vraiment tranché sur le plan des idées, en tout cas en France. Le marché s’est plutôt imposé comme une contrainte. Ce refoulement fait obstacle à la formulation d’une critique du capitalisme contemporain qui puisse déboucher sur un réformisme efficace. En effet, il faut être en mesure d’identifier les bénéfices du marché et ses excès ou dérives, afin de clarifier à quelles conditions il peut être mis au service de la société et du progrès social.
La thématique de la concurrence, incarnation du mal radical pour une grande partie de la gauche française, l’illustre bien. Les preuves abondent que la concentration sur les marchés constitue un dysfonctionnement majeur du capitalisme contemporain, nuisible au plus grand nombre en tant que consommateurs mais aussi en tant que travailleurs. L’intérêt collectif ne se confond pas avec celui de quelques grandes entreprises et de leurs actionnaires : pour que le marché fonctionne au bénéfice de la collectivité il faut une politique de la concurrence active et déterminée.
Quant au protectionnisme, il s’agit surtout d’un slogan. L’interdépendance économique est certes un fait majeur, qui transforme nos sociétés et fait des gagnants et des perdants. Mais rien ne justifie d’en faire la cause unique de tous les maux sociaux. D’une manière générale, moins on parle du capitalisme dans ses multiples dimensions, plus on stigmatise la « mondialisation ». Le protectionnisme apparaît alors comme une réponse presque naturelle. Il faut répondre aux pratiques déloyales, mais une politique de repli n’est pas aujourd’hui dans l’intérêt des salariés. Ceux-ci ont davantage besoin d’être protégés des conséquences potentiellement dévastatrices d’une guerre commerciale.
La technologie tient un rôle fondamental dans le développement de nos sociétés. Le « progrès technologique » est-il toujours progressiste ? Qu’est-ce que le progressisme nous apprend lorsque nous évoquons par exemple l’intelligence artificielle ?
Baptiste Bondu : Le progrès technologique n’est progressiste que dans la mesure où il permet de faire progresser l’humanité sur la voie de la connaissance, de la démocratie, de la paix et de la prospérité. Un progressiste n’est ni technophile ni technophobe, et il se méfiera tout autant des discours exaltés sur telle ou telle technologie censée régler tous les problèmes de l’humanité que des discours alarmistes souvent peu fondés scientifiquement contre les effets ravageurs des technologies. L’intelligence artificielle est aujourd’hui une réalité, aux impacts d’ailleurs encore limités mais qui connaît des développements rapides dans tous les champs de l’existence (économie, vie quotidienne, vie politique, etc.). La bonne connaissance scientifique de cette réalité (laquelle donne souvent lieu à des fantasmes) est un préalable pour qu’elle soit davantage une opportunité de progrès que de régression : cela dépendra des choix politiques et des actions publiques qui seront mises en œuvre.
Antoine Colombani : Il ne faut pas céder à la tentation malthusienne mais plutôt se saisir du potentiel de la révolution technologique en cours, pour en faire le levier d’une nouvelle croissance qui soit aussi une croissance inclusive et soutenable. La technologie peut être mise à profit pour faire évoluer nos modes de vie et améliorer les conditions d’existence du plus grand nombre. Il est également important de comprendre que cette révolution est aussi une révolution industrielle. Il faut des politiques volontaristes pour enrayer la désindustrialisation. De ce point de vue la robotisation, l’intelligence artificielle, l’intégration de l’industrie et du numérique ne doivent pas être seulement maîtrisés mais aussi promus.
La gauche, en particulier en France, est traversée par de profonds clivages lorsqu’il s’agit de l’Europe. A la veille des élections européennes, quels sont les grands enjeux propres à la gauche ?
Renaud Thillaye : La gauche française et européenne reste divisée entre une gauche de gouvernement qui accepte que son action s’inscrive dans le cadre européen et celui des traités existants, et une gauche radicale qui nourrit le soupçon de l’Union européenne. Certes, il n’est plus de bon ton de vouloir sortir de l’UE ou de remettre en cause la monnaie unique. Mais l’un des enjeux de ces élections est de pousser les uns et les autres à clarifier leurs intentions et dire comment ils entendent parvenir à leurs fins.
Prenons l’exemple de l’Europe sociale, qui vient toujours en tête des priorités de la gauche quand on parle d’Europe. La gauche radicale affirme qu’il est impossible de réaliser des progrès sans remettre en cause les traités, notamment les statuts de la Banque Centrale Européenne et le déséquilibre entre l’impératif d’ouverture des marchés et les garanties sociales. La gauche du réel que nous défendons constate cependant que l’UE n’empêche pas certains pays d’être à la fois performants économiquement et socialement. Elle s’attache à identifier des opportunités dans le cadre juridique existant, et croit en la possibilité d’une politique plus sociale, par exemple en édictant des normes de salaire ou de revenu minimum, ou en permettant une mobilité des travailleurs sans dumping social.
Ce clivage, qui recoupe celui du rejet plus ou moins fort de l’économie de marché à gauche, se retrouve sur la question écologique. Pour une partie de la gauche, il faudrait remettre en cause les traités de libre-échange de l’UE, instaurer une taxe carbone aux frontières, et sortir les investissements « verts » du Pacte de stabilité. La gauche du réel a une position plus nuancée. Elle voit dans les traités de libre-échange un outil pour imposer un échange plus juste, par exemple en protégeant les appellations d’origine contrôlée, et pour « exporter » les normes sociales et environnementales de l’UE. Instaurer une taxe carbone aux importations conduirait automatiquement à des mesures de rétorsion qui pénaliserait le pouvoir d’achat. Cela n’empêche pas l’UE de militer pour un cadre de fiscalité écologique au niveau mondial, comme d’ailleurs pour une nouvelle fiscalité des multinationales.
La gauche progressiste pro-européenne fait aujourd’hui face à des vents contraires très forts. Partout la tentation du repli sur soi et les réflexes conservateurs menacent de vider les solidarités de leur substance, au niveau national et d’autant plus au niveau pro-européen. A cette gauche de savoir faire croire en l’Europe sans tomber dans l’enthousiasme béat qui est trop souvent la faiblesse des pro-européens.