Chercheur a l’Institut Chatham House basé à Londres, Mathieu Boulègue vient de publier l’étude Russia’s Military Posture in the Arctic Managing Hard Power in a ‘Low Tension’ Environment. Il répond aux questions d’EAP sur les ambitions, les résultats et les limites de la stratégie de la Russie en Arctique.
Le texte est ici : Boulègue Chatham Arctic
EAP : la Russie reconstruit ses capacités militaires dans la zone arctique. Quelles sont les raisons économiques, climatiques, stratégiques, symboliques, etc. de cette ambition ?
Mathieu Boulègue : la posture militaire russe dans l’Arctique est au croisement entre une recapitalisation de capacités militaires laissées à l’abandon pendant près de 20 ans et la réappropriation d’un espace de nouveau considéré comme stratégique. Ceci s’explique par la compréhension au Kremlin que les conséquences du changement climatique sont en train de créer une ‘nouvelle frontière’ dans l’Arctique. Et comme toute frontière en Russie, elle nourrit des fantasmes de défense et de protection. Moscou a une compréhension ‘sécurisée’, voire militarisée, de ses espaces frontaliers – l’Arctique russe n’est en ce sens pas une exception.
Plusieurs narratifs officiels expliquent ce retour en Arctique. Raisons énergétiques d’abord, avec la volonté d’exploiter les gisements côtiers et offshore afin de faire de l’Arctique russe la ‘base de ressources du 21e siècle’. Narratif économique ensuite avec l’exploitation commerciale du Passage du Nord-Est et le développement infrastructurel des régions côtières dans l’Arctique russe. Narratif symbolique ensuite, Moscou se projetant comme LA puissance hyperboréale – renforce par l’idée que « le reste de l’Arctique appartient à l’OTAN ».
Le problème aujourd’hui pour le Kremlin est que ces narratifs ne fonctionnent pas ou presque plus : pas d’exploitation énergétique possible sous sanctions et sans accès à la technologie occidentale – sans parler des prix du gaz depuis le ‘US shale gas boom’. Maigre retour sur investissement du Passage du Nord-Est, peu pratique et exploitable a l’heure actuelle – et concurrence par l’ouverture probable de l’Océan Arctique sous l’effet des dérèglements climatiques. Aussi, les dépenses en infrastructure civiles et en développement économique pour les populations locales ont été sévèrement diminuées depuis 2 ans. L’Arctique reste une priorité pour le Kremlin, mais sous un angle militaire et sécuritaire.
EAP : Quelle est la réalité du « retour » de la Russie en Arctique? S’agit-il d’affichage ou d’une réelle reconstruction de la puissance militaire russe dans la zone? Quelles sont les limites de cette stratégie arctique?
Mathieu Boulègue : la ‘militarisation’ de l’Arctique russe nourrit beaucoup de fantasmes en Occident. Oui, il s’agit bien d’une ‘militarisation’ au sens littéral du terme – Moscou opère une réappropriation de ses territoires arctiques par le biais d’un vecteur militaire, ou du moins militarisé. Je parlerai plutôt d’une présence militaire en Arctique que pour l’Arctique. Ce ‘retour’ doit bien entendu être compris dans le contexte de la stratégie militaire russe globale par rapport à son territoire national, et non pas comme une réaction à la dégradation des relations avec l’Occident ou la perception du Kremlin de « l’ingérence otanienne ».
Les déploiements militaires russes sont, pour la plupart, a vocation duale, notamment pour les opérations de sauvetage en mer, protection environnementale et gestion des catastrophes naturelles, surveillance côtière et hauturière, etc. Aussi la réouverture de bases militaires dans l’Arctique russe parait également impressionnant mais la nature de la géographie arctique et les distances poussent à relativiser ce constat. Moscou est bien loin de posséder les capacités militaires de l’époque soviétique.
Au-delà des capacités, il est également important de regarder les intentions militaires et sécuritaires de la Russie dans l’Arctique. En cela, Moscou aurait tendance à vouloir projeter toute composante militaire en dehors de son espace géographique arctique. Dans l’Arctique européen, Moscou a massé environ les deux-tiers de son arsenal stratégique naval dans la Péninsule de Kola, sous la gestion de la Flotte du Nord. La protection et la survie de ces infrastructures est une priorité stratégique pour Moscou, ce qui implique de facto un renforcement constant des capacités militaires autour de Kola.
En termes de limitations, malgré d’énormes efforts de recapitalisation, les forces russes en Arctique restent relativement éparses. La péninsule de Kola fait exception, et dispose d’un impressionnant dispositif de défense anti-aérienne visant à établir des périmètres d’interdiction (sea denial).
EAP : quels sont les principaux rivaux de la Russie dans la région? Quelles sont les capacités et les stratégies respectives des acteurs établis (Etats-Unis, Canada, Norvège) et des « nouveaux » acteurs (Chine, Corée, Japon)? Sont-ils en capacité de remettre en cause l’hégémonie russe sur la zone?
Mathieu Boulègue : contrairement a d’autres espaces, la Russie ‘joue le jeu’ de la coopération bilatérale et multilatérale en Arctique. Ce qui n’empêche pas d’adapter son discours selon les Etats côtiers – coopération en matière de soft security avec les pays nordiques, intérêts nationaux avec le Canada et les Etats-Unis, etc. Le statu quo Arctique domine, pour l’instant, en matière de coopération pragmatique.
Toutefois, l’enjeu pour l’OTAN et les nations arctiques est de conserver un œil attentif sur les capacités militaires russes dans la région. Moscou dispose de concepts opérationnels clairement établis dans la région, de matériel militaire adapté aux conditions météorologiques et entraine ses troupes en conditions arctiques depuis plus de 5 ans. Ceci a tendance à créer un décalage avec la compréhension qu’a l’OTAN de son environnement dans l’Atlantique Nord. A mesure que la Russie recapitalise ses capacités militaires, un différentiel de puissance se créée entre Moscou et l’Alliance dans une région en recomposition permanente.
Un autre problème provient également de la présence de la Chine dans l’Arctique. Beijing se considère comme une puissance ‘quasi-arctique’ ou ‘pré-arctique’. Une position potentiellement problématique pour Moscou, qui a certes besoin de subsides chinois pour entretenir ses projets énergétiques moribonds dans la région, mais qui ne souhaite pas voir la Chine devenir un acteur de plus dans une mécanique interétatique bien rodée, au risque de devoir faire de potentielles concessions en matière de gouvernance arctique. Et encore moins devoir gérer la présence physique accrue de transits chinois, civils voire militaires, dans le Passage du Nord-Est.