Pour les trois prochaines décennies, la voie la plus évidente qui s’ouvre à la Russie est asiatique. Depuis les années 2000, c’est le partenariat avec la Chine et la croissance de l’Asie qui structurent les visions de long terme pour la Russie.
Depuis l’aplanissement des différends issus de la période soviétique, la conclusion du partenariat stratégique bilatéral (1996) et la création de l’Organisation de Coopération de Shanghai (2001), la Russie et la Chine ont mis sur pied une série de forum, d’organisations multilatérales et de mécanismes pour sceller leur « lune de miel » politique et militaire en regroupant autour d’elles certains Etats d’Asie centrale et du Caucase. Surtout depuis que la Russie, en butte aux sanctions de l’Union européenne et des Etats-Unis (2014), favorise les investissements chinois, notamment dans les projets énergétiques comme le site de Yamal et le gazoduc Force de Sibérie – (cf. carte), le développement à long terme de la Russie repose sur une symbiose étroite avec la première économie du continent comme fournisseur de matières premières notamment.
Carte du gazoduc Force de Sibérie Russie-Chine
Ce « pivot vers l’Asie », mis en exergue régulièrement par le Président russe dans ses discours officiels, a des fondements solides, susceptibles de structurer le 21ème siècle russe : la Fédération de Russie et la République Populaire de Chine partagent une vision commune des relations internationales. Pour elles, le respect scrupuleux des principes de souveraineté nationale et de non-ingérence fait corps avec une contestation de l’hégémonie américaine et de la mainmise occidentale sur le système onusien et les institutions de Bretton Woods (FMI, Banque Mondiale). Cette solidarité géopolitique s’exprime dans le fait que les deux pays se soutiennent mutuellement dans la plupart des enceintes internationales, au Conseil de sécurité des Nations-Unies au premier chef, où elles observent une certaine discipline de vote pour éviter les sanctions internationales contre elles et leurs alliés. De plus, les complémentarités sont évidentes entre une économie chinoise où la main-d’œuvre et les industries sont abondantes et une économie russe dominée par les hydrocarbures, les minerais et le complexe militaro-industriel mais où la pénurie de main-d’œuvre est criante.
Tout un pan de l’identité politique et sociale russe est habité par l’idée d’un destin asiatique en convergence avec la trajectoire de la Chine. Dans le domaine des valeurs politiques, le respect de l’autorité, la force de la communauté, le rejet de l’individualisme et du libéralisme sont un ciment puissant pour agréger la Russie dans l’univers asiatique. Sur tous les plans, la « division du travail » entre Chine et Russie semble stable sur le long terme : à la Chine la puissance économique et à la Russie la puissance stratégique et sécuritaire.
En somme, le monde de 2050 pourrait bien reposer sur un condominium sino-russe combinant une Chine moteur économique et démographique du continent et une Russie à l’avant-garde des questions de sécurité et de défense.
Dans ce scénario, deux versions du destin asiatique de la Russie sont envisageables.
Le plus favorable à la Russie consisterait en un partenariat équilibré où les complémentarités l’emportent sur un rapport de force économique et démographique déséquilibré. Ce scénario à 2050 requiert plusieurs conditions : la Russie devra pouvoir bénéficier de cours élevés pour ses exportations de ressources naturelles ; elle aura à enrayer sa décrue démographique ; elle aura à protéger son secteur industriel et des investissements chinois et des vols de propriété intellectuel. Sur la scène internationale, ce destin asiatique serait favorisé par le maintien de la tension avec l’Union européenne, avec l’OTAN et avec les Etats-Unis sous la forme des sanctions, des affrontements à basse intensité et d’un affaiblissement des institutions multilatérales comme l’ONU et l’OSCE. Mais la clé de cette vision est la reconnaissance par la Chine d’une certaine parité stratégique entre les deux puissances du continent malgré les inégalités structurelles. Or la Russie n’y parviendra sur le long terme qu’en aplanissant ses différends avec le Japon, en continuant à développer ses relations avec le grand rival asiatique de la Chine, l’Union indienne, et en réalisant les ambitions de développement de la Sibérie et de l’Extrême-Orient érigé en priorité nationale pour tout le 21ème siècle par le président russe en 2013[3].
L’autre version du scénario asiatique est la rupture, avant 2050, de la parité formelle sino-russe. Dans cette perspective, plusieurs facteurs provoqueraient la subordination de la Russie à la Chine : la Russie ne parviendrait ni à contrôler les investissements et les migrations chinois, ni à animer son réseau de partenaires alternatifs en Asie du Sud (Inde, Vietnam), ni à enrayer sa récession démographique, et ses forces centrifuges, ni à développer les infrastructures propres en Extrême-Orient. Facteurs aggravants, elle subirait une baisse durable des cours des hydrocarbures, ne conserverait pas son avance technologique dans les industries de défense, verrait l’axe du Transsibérien éclipsé par les corridors sud des Nouvelles Routes de la Soie (cf. carte) et assisterait à un alignement des Républiques d’Asie centrale sur la Chine. Dans ce cas, elle serait réduite au rang de fournisseur économique appauvri, de voie de transport secondaire et d’allié d’appoint pour la Chine. Une domination de facto de la Chine sur la Sibérie et l’Extrême-Orient russe pourrait même en découler (cf. graphique).
Le choix du pivot asiatique est aujourd’hui abondamment célébré à Moscou. Mais le risque de satellisation est réel. Le partenariat avec la Chine n’est pas envisagé sans méfiance et sans réticence à Moscou. Les investissements massifs de la Chine en Russie sont désormais soumis à autorisation des autorités publiques russes pour éviter que l’appareil productif, les ressources et les terres russes ne passent sous contrôle chinois. Les exportations de défense dans le domaine des chasseurs et des missiles sont désormais réalisées avec prudence par Rosoboronexport pour éviter de transmettre toutes les technologies à l’allié chinois et rester un fournisseur de long terme. D’où la tentation de suivre un chemin propre à la Russie, irréductible à l’Asie comme à l’Occident : une « voie russe ».
Carte de l’initiative One Belt One Road de la RPC