La Russie en 2050 (3/4): une voie proprement russe?

Si elle souhaite donner la priorité à son autonomie, la Russie peut privilégier un autre monde à l’horizon 2050. C’est le scénario d’une évolution spécifiquement russe où elle combinerait les solidarités orthodoxes à l’Ouest, l’héritage soviétique en Asie centrale et dans le Caucase et les courants slavophiles à l’intérieur. C’est la « Voie Russe » évoquée dans de nombreux discours par le président russe notamment le 25 avril 2005 dans son adresse au Conseil de la Fédération de Russie. Il s’agit là d’une synthèse[4] entre l’eurasisme d’un Gumilev et d’un Dougine, d’un néo-slavophilisme hérité de Soljenitsyne et Danilevski ainsi que d’une rechristianisation de la Russie appelée de ses vœux par le patriarche de Russie, Cyrille. Toutefois, le chantier est de taille. Mais pour que la Russie, dotée d’un PIB comparable à celui de l’Espagne et d’une population d’un peu plus de 140 millions d’habitants, puisse tracer une voie autonome, elle devrait mobiliser plusieurs ressources et réaliser plusieurs évolutions.

La priorité sera de donner réellement corps aux organisations régionales eurasiatiques dont la Chine n’est pas membre (cf. schéma) autrement dit l’Union économique eurasiatique (UEEA) et l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC).

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Logo de l’UEEA

 

Rassemblant depuis 2014 la Russie, le Belarus, le Kazakhstan et l’Arménie (rejoints par le Kirghizistan depuis 2015), l’UEEA a pour but de développer les échanges économiques entre les anciennes Républiques soviétiques d’Asie centrale et du Caucase. Il s’agit de faire contrepoids à l’Union européenne en constituant une Union douanière sans droits de douanes internes mais dotée de tarifs extérieurs communs. Toutefois, les échanges à l’intérieur de ces organisations, UEEA et OTSC, sont encore bien plus faibles que les échanges bilatéraux de chacun de ces Etats avec l’Union européenne et avec la Chine.

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En complément de cet instrument essentiellement économique et post-soviétique, la Voie Russe ne s’accomplira d’ici 2050 que si elle mobilise les solidarités culturelles et confessionnelles en Europe centrale et orientale. Actuellement, plusieurs leviers d’influence sont en cours de développement. Le financement de lieux de culte, l’implantation de centres spirituels, le dialogue intra-orthodoxe permettent à la Russie de graduellement manifester sa présence dans plusieurs Etats membres ou Etats candidats de l’Union européenne (Roumanie, Grèce, Bulgarie, Chypre, Serbie, Macédoine). Les réseaux de diplomatie culturelle sont progressivement relancés pour animer le « monde russe » autrement dit les diasporas russophones en Europe et en Asie centrale. Dans ce scénario, en complément de la sphère eurasiste, la Russie de 2050 animera son « aire civilisationnelle » telle que l’a définie Samuel Huntington dans Le choc des civilisations (cf. carte). C’est aussi la perspective défendue par Alexandre Soljenitsyne. Elle est largement inspirée par La Russie et l’Europe publié en 1871 par Nicolas Danilevski pour montrer l’irréductibilité de l’identité slave et orthodoxe à la culture européenne[5].

Carte des civilisations selon Samuel Huntington dans Le choc des civilisations

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Ce scénario est syncrétique : il associe le passé soviétique, l’héritage panslave, les proximités culturelles et les réseaux orthodoxes. Il s’appuiera sur des attributs de puissance conservés par la Russie : une place de membre permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU, son outil militaire projetable, ses réserves naturelles. Deux variantes sont possibles pour ce scénario d’évolution à 2050.

Le premier scénario est coopératif. Il repose sur le développement des échanges de toute nature. Il s’agirait pour la Russie d’un aggiornamento considérable de son action extérieure. Au sein des structures de coopération eurasiatique, il conviendrait de passer d’une gouvernance hégémonique à une direction collégiale et partagée avec les République d’Asie centrale notamment. Celles-ci sont en effet attirées par la Chine et la Turquie parce qu’elles subissent l’hégémonie russe à l’OTSC et l’UEEA. Dans les rapports avec les mondes slaves, le rétablissement de l’influence russe nécessiterait un examen critique sur la stratégie ukrainienne de la Russie : loin de renforcer l’influence russe dans les mondes slaves, la guerre en Ukraine a sapé l’image de la Russie dans toute la région. A force de développer une UEEA fondée sur l’hégémonie russe, la Russie s’est aliénée des poids lourds de l’Europe orthodoxe (Roumanie) et slave (Pologne). En particulier, dans le sillage de la crise ukrainienne l’église orthodoxe d’Ukraine a revendiqué la création d’un patriarcat distinct de celui de Moscou, marquant une scission supplémentaire au sein de l’orthodoxie. Dans cette version de la Voie Russe, la Russie de 2050 devra combler le fossé avec l’Europe centrale et renforcer sa capacité à fédérer l’Asie centrale.

Le deuxième scénario est hégémonique. En 2050, la Russie d’après Poutine continuerait à privilégier le rapport de force comme moyen de se positionner sur la scène internationale. Elle manierait ses atouts (puissance militaire, réservoir d’hydrocarbures, contrôle du passage maritime du Nord Est (cf. carte), verrou sur les transports terrestres eurasiatiques) pour renforcer sa mainmise sur son ancien empire. En complément, il lui conviendrait de nouer et nourrir des alliances avec les « Etats parias » du moment à l’instar de la République islamique d’Iran, de la Syrie ou du Vénézuela. Et elle devrait accentuer sa participation au forum de l’OPEP pour peser à la hausse sur les prix des hydrocarbures.

Fig2.jpgLa Voie Russe ne pourra réussir en 2050 que si elle donne un nouvel élan aux réseaux post-soviétiques, sur un monde autoritaire ou sur un mode coopératif. Mais, dans les deux cas de figure, la Russie courra le risque de n’être plus qu’une puissance régionale dépourvue de réel statut mondial.