Le XXIe siècle est-il le siècle du choc des civilisations? (HAKOUNE – EAP)

Développée dans un article de Foreign Affairs il y a maintenant 27 ans, en 1993, puis portée aux dimensions d’un livre, le paradigme du « Choc des civilisations » a fait couler beaucoup d’encre depuis. Samuel Huntington soutient l’idée que les identités succéderont aux idéologies de la Guerre Froide pour structurer les rapports de force internationaux. Il convient aujourd’hui de rappeler et de comprendre le « système Huntington » afin d’en questionner la pertinence plus de trente ans après la chute du mur de Berlin. Est-ce que les identités des peuples guident les actions des États ? Les religions sont-elles la source des conflictualités actuelles ?

Les thèses de Samuel Huntington ont été bien souvent simplifiées et caricaturées. Pour analyser la portée et souligner les limites de ce paradigme explicatif des relations, internationales, il est nécessaire de revenir sur l’architecture générale du livre. En particulier, la force de cette grille de lecture des relations internationales tient à la reprise ou à la création de concepts comme « civilisation », « Etat-coeur » ou encore « Etat déchiré ».

Noam Hakoune, analyste en géopolitique et géostratégie des conflits contemporains

Qu’est-ce que le « choc des civilisations » ?

L’idée centrale de Samuel Huntington (photo) est la thèse suivante : les États s’apprêtent à renouer avec leur identité profonde et historique, tout en acceptant d’appartenir à un ensemble culturel plus vaste : une civilisation.

Mais comment définir une civilisation ? Huntington invoque pour définir cette notion l’héritage intellectuel de Fernand Braudel, grand historien français de la seconde moitié du 20ème siècle. Une civilisation est ce qui, « à travers des séries d’économie et des séries de sociétés, persiste à vivre en ne se laissant qu’à peine et peu à peu infléchir » (Grammaire des civilisations 1987). Mais quel objet politique ou idéologique pourrait résister aux crises et bouleversements sociaux ? Quel concept pourrait imprégner des peuples entiers pendant des siècles ? Les religions et les croyances. Huntington structure donc son analyse autour des celles-là, fondations des ensembles civilisationnels qu’il identifie. Il s’agit par exemple du confucianisme pour la civilisation « sino-confucéenne », ou de l’orthodoxie pour le monde Russe.

Dans son Choc des civilisations, Samuel Huntington soutient que huit civilisations se réveilleront à la suite des deux blocs soviétiques et américains de la Guerre Froide. Ces huit civilisations sont chinoise, japonaise, indienne, islamique, occidentale, latino-américaine, africaine et orthodoxe. C’est à travers les actions et points de contact de ces huit ensembles que pourront être analysées les relations internationales de notre époque. Ces civilisations seront dorénavant les principaux acteurs de la grande marche du monde.

Les limites du concept de « civilisation »

Les huit civilisations de Samuel Huntington soulèvent  quelques interrogations.

Que dire de la « civilisation latino-américaine » ? Quel est le ciment qui persiste à travers des séries d’économie et des séries de sociétés données au sein de cet espace ? On serait tenté de dire que la religion chrétienne y perdure à travers le temps et l’espace. Toutefois, selon lui, le christianisme, et plus spécifiquement le couple catholicisme/protestantisme, est le fondement de la civilisation occidentale (Europe et États-Unis). Dans ce cas, quels sont les éléments qui différencient la civilisation latino-américaine de la civilisation occidentale ? Huntington avance un élément de réponse : l’Amérique Latine, moins touchée par la réforme protestante que l’Europe de l’Ouest, a évolué dans une voie qui lui est propre. Mais si la réforme protestante eut un tel pouvoir d’influence, pourquoi ne pas avoir fait des pays protestants une seule civilisation ?

Quant à la « civilisation africaine », quelle est son fondement religieux ? Pouvons-nous déceler un élément commun à cet ensemble ? Les spécialistes de l’Afrique ont identifié des pratiques « animistes » communes à une majeure partie des pays africains. Toutefois, ces éléments ne constituent guère un ciment unique et uniforme pour des cultures très hétérogènes à travers le continent. Cela nous pousse à questionner la pertinence du concept de « civilisation africaine ».  Par ailleurs, quel rôle aurait jouer la christianisation du continent par les européens dans ce façonnement identitaire et civilisationnel ?

L’existence de ces deux civilisations sont donc les plus discutables d’un point de vue conceptuel. Cette fragilité provient du fait qu’elles ne sont pas au cœur de l’analyse d’Huntington. En effet, celui-ci se concentre beaucoup plus sur l’islam, la civilisation chinoise, l’orthodoxie et la civilisation occidentale. En ce qui les concerne, la présence de religions et cultures majoritaires permet à l’auteur de bien les insérer au sein de son cadrage théorique. La force du modèle huntingtonien repose avant tout sur son analyse des interactions et conflictualités futures.

Les « Etats-coeurs », leaders des civilisations

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Selon Samuel Huntington, les civilisations ont un « cœur » autrement dit un État fort, capable d’influencer les membres de la civilisation à laquelle il appartient. Huntington utilise le concept de « Core State». Les États-cœurs seront au centre des dynamiques de demain et seront les principaux acteurs au sein des civilisations. Huntington pense qu’en l’absence d’État fort, les pays d’une même civilisation se confrontent afin de prendre l’hégémonie, et de jouer ce rôle d’État-cœur.

La dynamique des « États-cœurs » est intéressante pour appréhender les rapports de force contemporains. Il est par exemple fréquemment avancé que les empires font leur grand retour sur la scène internationale. La politique russe dans l’Est de l’Europe est considérée comme un retour d’impérialisme, de même que les activités chinoises en mer de Chine. Ce retour à une forme d’impérialisme peut être analysée comme une tentative de reprise en main, par l’État-cœur d’une civilisation, de ses plus petits membres. L’influence, parfois acceptée, de la Russie sur ses voisins orthodoxes témoigne bien de ce rôle d’État cœur que joue la Russie.

Dans les États baltes, les minorités russes se sentent parfois intensément russes s’intégrant mal dans l’identité de l’État dans lequel elles vivent. En 2007, le gouvernement estonien déplaça le soldat de bronze (en souvenir de l’armée soviétique) du centre vers la périphérie de Tallinn. Cet acte politique a précipité le pays dans une grave crise tout au long des mois d’avril et de mai 2007, dont le point d’orgue fut une attaque informatique de grande ampleur contre les sites des institutions et du gouvernement. Durant cette crise, certains écoliers russophones se rassemblèrent avec leurs institutrices aux abords du parlement estonien et crièrent à la mort du premier ministre estonien. Ce type de crise est rare mais n’en demeure pas moins symptomatique d’une société divisée et sous influence d’une identité dépassant les frontières fixées par les États. L’exemple estonien démontre bien la pertinence du concept d’État-cœur. Mais le monde orthodoxe (auquel n’appartiennent pas les Etats baltes) est divers. Le Belarus accepte d’avoir un « grand frère » culturel russe, mais n’entend pas se soumettre aux décisions et volontés de Moscou. La relation Biélorussie/Russie est plus équilibrée et les biélorusses se considèrent autant citoyens de leurs pays, que fidèles orthodoxes. Huntington surestima grandement l’influence des États-cœurs sur leurs « alliés » civilisationnels. Les rapports de forces entre État-cœur et simples États membres des civilisations sont plus souples et très variés.

La lutte pour le leadership dans la civilisation de l’islam

Au milieu des années 1990, Huntington affirmait que le monde arabe était quant à lui en quête d’État-cœur. Il semble que la situation n’ait guère changé. L’Arabie Saoudite d’un côté et l’Iran de l’autre cherchent à affirmer leur présence dans les pays du centre de la région (Iran, Irak, Syrie et Liban), afin de prendre le leadership de la civilisation musulmane. Les points de contact se situent au niveau des conflits intermédiaires comme l’illustre le conflit au Yémen. Les résultats des politiques étrangères de l’Arabie Saoudite et de l’Iran nous diront, lequel de ces deux États deviendra le cœur du monde musulman, comme le fut l’Empire Ottoman en son temps. Huntington soutient donc que les déséquilibres du monde musulman sont liés à cette confrontation pour le titre d’État-cœur.

L’histoire peut ici éclairer cette situation d’instabilité. L’islam s’est greffé à des civilisations pré existantes. Le monde de la péninsule arabique précédant la religion de Mahomet était relativement unifié. La Mecque était déjà le centre religieux de cette région. En revanche, les civilisations égyptiennes et berbères du Maghreb ne ressemblaient pas au monde arabe. Ces divergences s’accentuent avec le monde perse pré-musulman, qui était déjà une brillante civilisation des siècles avant notre ère. Les conquêtes musulmanes des VIIe et VIIIe siècle tentèrent d’unifier tous ces ensembles avec leurs particularités ethniques, culturelles, linguistiques, géographiques et économiques. Pour cette raison, l’histoire du monde musulman est tiraillée entre ces différents pôles culturels. L’instabilité des XXe et XXIe peut résulter de ces divergences profondes. La civilisation musulmane ne présente qu’un seul facteur d’unité : l’islam. De plus, cet islam est bien différent en fonction des régions. Cette unité « factice » est bien plus en cause qu’une rivalité de pouvoir et une recherche d’État-cœur.

Pour Huntington, il serait possible d’atteindre la paix entre les civilisations si celles-ci et notamment leur État-cœur, se cantonnent aux frontières de leurs civilisations. L’auteur partait du principe que les État-cœurs seraient globalement respectueux de leurs frontières identitaires, et qu’ils feraient régner leur loi sur les seuls membres de sa civilisation. Il s’avère aujourd’hui que les « Core States » tendent à s’éloigner de leurs frontières respectives. La Russie s’ingère volontiers dans les affaires du Moyen-Orient pour des raisons géostratégiques ; tandis que la Chine s’implante considérablement en Afrique, pour des raisons géo-économiques. Il semble donc que le théoricien n’ait pas anticipé que les ambitions impérialistes de certains États ne se cantonneraient guère à leurs proches horizons.

La notion d’État-cœur doit être réduite à une forme d’influence. La Chine peut influencer ses voisins confucéens, sans en faire des États vassaux. Par ailleurs, quel État-cœur pour les civilisations européennes ? L’auteur avance l’Allemagne, la France et les États-Unis. Ils exercent certes une influence mais d’autres puissances s’affirment sans subir d’influence ou de pression. L’exemple de l’Espagne ou de l’Italie montre que les rapports entre États sont nettement plus complexes qu’ils ne le laissent parfois paraître. Ce concept demeure pertinent car il serait inconcevable de nier l’influence que peuvent avoir certains États sur leurs proches voisins (tant sur le plan géographique que culturel), mais il diffère grandement en fonction des civilisations. Il faut aussi souligner qu’aucune analyse n’est faite sur le Japon qui constituerait à lui seule une civilisation. Le Japon présente toutefois des similitudes culturelles avec la Chine et d’autres pays d’Extrême Orient. Le Japon devra-t-il donc se soumettre à son grand frère chinois ?

Les « Etats déchirés », enjeux des rivalités de demain

Huntington intégre d’autres catégories d’États à son analyse. Il se penche notamment sur les pays qui ont souhaité changer de civilisations, en niant une part de leur passé. Le cas de la Turquie est emblématique. L’échec ottoman lors de la Première Guerre Mondiale mena à la dislocation de l’Empire en une multitude de petits États. La Turquie, cœur de l’ancien Empire, devint un État indépendant, dont l’élite politique assuma une réorientation culturelle vers l’Occident. Cette réorientation, mené par le sauveur du pays, Mustapha Kemal dit « Atatürk », se caractérisa par l’adoption de l’alphabet latin et l’intégration du pays dans l’OTAN. Pour Huntington, ce type de décision politique aboutit à la création d’États dits « déchirés » (Torn countries).

Les leaders politiques souhaitant modifier la culture et l’histoire de leur pays seraient destinés à faillir et à déstabiliser leur société. L’entrée de la Turquie dans l’Union Européenne consacrerait un changement de civilisation effectif. Mais, à l’heure actuelle, le resserrement autoritaire et religieux de l’État turc donne raison à Huntington. Erdogan multiplie les signes et références à la grandeur ottomane. La société turque est prise entre ses deux histoires, qu’elle peine à mêler. L’une la tire vers l’Orient, l’autre vers l’Occident. Pour décrire cet état de division et de déchirement dans lequel se situent les États qui ont fait le choix de modifier les fondements culturels de leur société, Huntington parle de « schizophrénie culturelle ».

Au regard de la politique d’Erdogan, tant sur le plan religieux que géopolitique, force est de constater que la société turque est une société scindée, ce qui valide parfaitement les prédictions d’Huntington. Mais parallèlement, la Turquie se rapproche des pays ethniquement turcs d’Asie centrale, tel que l’Azerbaidjan, le Turkmenistan et l’Ouzbékistan. Elle joue un rôle d’État-cœur auprès de ces pays et tend à y accroître son influence. Il faut donc ajouter qu’un État peut très bien être déchiré sur l’aspect sociétal, tout en agissant comme un État-cœur auprès de certains pays proches tant sur les plans géographiques et culturels.

Les conflits de demain

Huntington pense que le conflit yougoslave, multi-ethnique et civilisationnel, est le premier d’une longue lignée de conflit de ce type. La Yougoslavie rassemblait en son territoire des minorités très variées pouvant chacune s’assimiler à une civilisation : les serbes, monténégrins et macédoniens étaient orthodoxes, les bosniaques et albanais assumaient leur appartenance à la civilisation musulmane, tandis que les croates, slovènes et hongrois revendiquaient leur lien avec l’Occident et l’Europe de l’Ouest. Toutes ces minorités, portant une identité autre que purement yougoslave, État strictement administratif sans fondement national, se rencontrèrent en un point précis et rentrèrent en conflit. Ce conflit aurait été rendu impossible durant la guerre froide, le voile marxiste masquant les différences culturelles et identitaires.  Cette guerre civilisationnelle serait la première d’une longue lignée.

Pour Huntington, les frontières des civilisations ne respectent pas celles des États, et, sur ces frontières, se concentreront les futurs conflits. À titre d’exemple, il explique que les frontières de l’Europe « s’arrêtent là ou commencent celles de l’islam et de l’orthodoxie ». Par conséquent, les pays situés au milieu de cette frontière religieuse verraient se rencontrer deux ou plusieurs civilisations. C’est donc au sein de ces pays que les tensions du XXIe siècle émergeraient, car sans rencontre points d’affrontements. Présent dans l’ouvrage d’Huntington, l’exemple ukrainien est édifiant. Il anticipa la séparation de certains Oblasts (régions d’Ukraine) de l’Est, et spécifiquement le Donbass et la Crimée, happés par leur imposant voisin. La question de l’identité poussera les hommes et femmes de notre siècle à prendre les armes pour défendre leur identité et leur « être » national.

Mais comment comprendre la mécanique et l’engrenage dans les guerres civilisationnelles ? Huntington suppose que les scissions des petits pays aux abords d’une civilisation pourraient entraîner les États-cœurs dans un dangereux jeu d’alliances culturelles, identitaires et religieuses. Un pays coupé par deux civilisations peut voir s’affronter ses minorités, chacune soutenue par son États-cœur de référence. Une crise locale pourrait donc précipiter des bras de fer entre puissances mondiales et devenir un conflit de haute intensité (il s’agit des « Core States conflicts »). D’autres conflits peuvent se figer en crises locales, sans implications des puissances phares (ce sont les « Fault Line conflicts »).

Les conflits du XXIe siècle correspondent-ils à cette description ? Partiellement. En réalité l’aspect civilisationnel est à prendre en compte dans l’analyse des conflits, mais il n’est pas majoritaire. Le conflit ukrainien est certes identitaire mais aussi énergétique et économique. La guerre civile syrienne s’éloigne du conflit type d’Huntington. Il s’agit d’un conflit interne à un État, mais qui a été internationalisé. La Russie a soutenu le régime de Bachar Al Assad à des fins stratégiques et non pas identitaires. Les occidentaux sont intervenus dans ce conflit, aux côtés de pays musulmans, pour faire chuter un État islamique, apôtre d’une guerre de civilisation. La guerre civile syrienne est le contre modèle d’Huntington. C’est un conflit géostratégique classique comme l’homme en produit depuis des siècles.

Par ailleurs, l’engrenage huntingtonien est-il pertinent ? Est-ce que la France ferait la guerre à la Russie si elle envahit l’Ukraine de l’Ouest catholique ? C’est discutable. Certes, la géopolitique dépend de facteurs identitaires et religieux au même titre qu’elle se fonde sur l’économie ou l’énergie. Mais le seul facteur culturel et civilisationnel n’est pas assez stimulant pour pousser les États à la guerre.

 Samuel Huntington s’est livré à un complexe travail de prospective et a su faire preuve d’une sens géopolitique aiguisé. La dynamique civilisationnelle est fondamentale et ceci à toute époque. En 1848, Marx conclut le Manifeste du Parti communiste en prétendant que « l’histoire de toutes sociétés jusqu’à nos jours, c’est l’histoire de la lutte des classes ». Huntington répond en affirmant que « l’histoire humaine est l’histoire des civilisations ». Effectivement, la question de l’identité et de l’appartenance à de vastes ensembles géographiques et démographiques n’est pas nouvelle. Le 20ème siècle a bel et bien fait taire cette problématique, qui, indubitablement, revient en force. Il est dorénavant indispensable d’analyser le monde par le prisme identitaire, mais cette problématique n’est pas, comme notre théoricien l’eut cru, l’alpha et l’oméga de la géopolitique de notre temps.

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