Lorenzo Kihlgren Grandi, vous êtes président du think-tank Urban Flag et enseignant à Sciences Po. Vous venez de publier plusieurs travaux sur la diplomatie des villes, dont une note récente pour Terra Nova. Que recouvre cette notion ?
Les relations internationales de ces dernières décennies ont été marquées par la montée constante de l’action internationale des villes. Tout comme la diplomatie traditionnelle, celle des États, sa déclinaison urbaine porte comme but premier la représentation à l’étranger d’intérêts et de valeurs, et s’oriente tant de manière bilatérale, notamment à travers les jumelages, qu’internationale, dans le cadre de projets et de réseaux. Établie peu avant la Première Guerre mondiale pour favoriser la coopération technique (pratiquée à plein régime en ces jours de pandémie), la diplomatie des villes s’enrichie d’un fort tournant idéaliste après la Seconde Guerre mondiale. Elle devient ainsi vectrice de réconciliation entre anciens ennemis (d’où les plus de 2.000 jumelages entre villes françaises et allemandes) et d’aide au développement (les villes françaises se concentrant tout particulièrement sur l’Afrique francophone). A partir des années 1990 la diplomatie des villes s’enrichit d’un fort volet économique. En ligne avec les principes du marketing territorial, les villes mettent en place des stratégies de rayonnement international visant à attirer touristes, investissements et professionnels hautement spécialisés (la « classe créative » décrite par Richard Florida).
Aujourd’hui, ces volets s’enrichissent d’une démarche participative, qui permet aux villes non seulement de mieux communiquer leurs stratégies internationales, mais d’y associer la population, dans une co-création qui permet de déclencher les énergies et la créativité des habitants, du secteur privé et du monde associatif.
Comment la crise du Covid-19 est-elle vécue à l’échelle des villes ?
La pandémie que nous sommes en train de vivre est avant tout une crise urbaine. Et cela, pas seulement à cause du rôle de la densité dans la propagation du virus. Le fonctionnement même de nos villes, qui se base sur une interaction constante entre ses habitants, a été bouleversé par les réponses normatives d’urgence prises par les États – avec peu ou pas de coordination avec l’échelle municipale, en France comme ailleurs. De plus, c’est dans les villes du monde entier qui se concentrent les inégalités, et c’est sur les gens déjà marginalisée que les crises impactent les plus violemment. Troisièmement, les villes ont dû déployer une multiplicité de mesures pour permettre à la communauté urbaine de tenir. Ce qui a signifié réorganiser les services municipaux et renforcer les aides sociaux pour faire face à l’impact du virus. Le tout avec des moyens souvent limités, et vite affaibli par ces couts exponentiels et la chute des redevances, notamment celles liées au secteur touristique, à l’arrêt partout dans le monde.
Dans la recherche d’alliés et de ressources pour faire face à cette situation inédite, un grand nombre des villes se sont tournées vers l’international, en s’appuyant sur les connexions bilatérales et multilatérales déjà existantes. La temporalité décalée avec laquelle le virus s’est propagé sur la planète a permis un véritable transfert d’informations et bonnes pratiques d’une ville à l’autre. Plus que ça, des nombreuses villes ont fait preuve d’une solidarité concrète, à travers le don de masques et matériel médical aux villes les plus affectées, aussi bien qu’à travers la création de fonds de soutien, tel que ceux de l’Association Internationale des Maires Francophones, de Cités Unies France ou de l’Association des Villes et Collectivités de l’Océan Indien. Au cours des dernières semaines, la coopération entre villes a commencé à s’élargir aux politiques de déconfinement aussi bien qu’à la fabrique de la ville de l’après crise. Le débat international porte essentiellement sur des mesures holistiques de relance de l’économie, lutte aux inégalités et engagement contre le changement climatique. Des défis majeurs pour lesquels les toujours plus maigres finances des villes risquent de ne pas suffire. Une coopération multi-niveau, avec le support fort de l’État, se révèlera sans doute nécessaire.
Face à la montée des tensions internationales – avec des grands acteurs plus agressifs comme la Chine, les États-Unis ou la Russie -, vous plaidez pour un « système mixte de relations internationales », avec une diplomatie des villes existant à côté de celle des États. Le salut de l’Europe peut-il donc venir d’un encouragement à cette diplomatie des villes, porteuses de solutions concrètes en matière sociale ou environnementale ?
La pandémie a effectivement accéléré des dynamiques de repli national déjà en cours. On observe parallèlement un manque de confiance en l’approche multilatérale, à partir de l’ONU et l’UE qui, malgré les propositions ambitieuses de leurs dirigeants, n’ont pas encore su déployer des actions à la hauteur des principes de solidarité et coopération qui en ont inspiré la création. L’impact du multilatéral face à la crise reste fortement limité par les réserves montrées par plusieurs gouvernements, priorisant le bien-être de leurs citoyens à la mise en place d’une stratégie commune.
Or, les villes sont en train de montrer non seulement la compatibilité entre ces deux objectifs, mais que les bénéfices d’une stratégie concertée et collaborative dépassent largement ceux de l’isolement et de l’autarchie.
Une approche que les villes ont placé au centre d’une vaste campagne de plaidoyer international, qui se concrétise en lettres ouvertes, déclarations conjointes, vidéos sur les réseaux sociaux. Les maires des villes européennes sont en train de viser leur campagne tout particulièrement sur les négociateurs de la réponse de l’Union à la crise, afin qu’ils préfèrent les bénéfices de la solidarité et de la prospérité commune à la sobriété budgétaire et à la maîtrise des déficits.
Ne serait-il donc pas dans le meilleur intérêt des États revendiquant leur adhésion à l’approche multilatérale, à l’exemple de la France, de mettre en place une alliance stratégique avec les villes, en promouvant leur intégration dans les instances préposées à l’élaboration de la politique étrangère ? Une démarche certes courageuse, mais qui s’inscrirait quand même dans une évolution qui a porté un grand nombre d’États, France comprise, à passer au cours des années de la méfiance à la tolérance et enfin à l’appui technique et financier à la diplomatie des villes.
Enfin, les crises majeures sont connues pour accélérer les dynamiques internationales. Les villes n’ont jamais été si déterminées et unies à s’assurer que ce changement prenne la bonne direction.