A l’occasion de la parution du livre Géopolitique de l’Europe trois décennies après l’ouverture du Rideau de fer sous la direction de Pierre VERLUISE et Florent PARMENTIER aux éditions Diploweb, Sylvain KAHN répond aux questions d’EurAsia Prospective sur la géopolitique de l’Europe centrale contemporaine.

Cyrille BRET : la vague « illibérale » en Europe centrale et orientale a-t-elle son sommet ou bien n’en est-elle qu’à ses débuts ?
Sylvain KAHN : la décennie 2010 est marquée en Europe par l’arrivée au pouvoir de gouvernements qui se réclament de l’illibéralisme : Hongrie, Pologne, Italie, République tchèque, Slovaquie, voire Autriche. La notion d’illibéralisme a été définie il y a 25 ans par Fareed Zakaria dans la revue Foreign affairs. Il désignait des régimes parlementaires aux élections libres qui, paradoxalement, ne garantissent pas l’état de droit, le pluralisme et les libertés publiques.
En Europe, Viktor Orban, Premier ministre de Hongrie depuis 2010, vainqueur de trois élections générales de rang avec son parti Fidesz, est le premier dirigeant à s’être réclamé de l’illibéralisme. Il s’est imposé comme chef de file européen de cette idéologie. Membre éminent du PPE, le Parti populaire européen qui fédère les droites européennes, Viktor Orban fait le lien entre les droites classiques (libérale, chrétienne-démocrate, conservatrice) et les droites radicales et extrêmes qui ne sont pas dans le PPE. Il travaille à rendre acceptable et praticable par cette droite classique l’érosion de l’état de droit et du pluralisme. C’est pourquoi l’illibéralisme, moins qu’une vague, est une infiltration doctrinale et politique. Le durcissement des politiques publiques vis-à-vis des étrangers en général et des demandeurs d’asile en particulier par un très grand nombre de gouvernements européens en témoignent.
La montée de l’audience des partis de droite radicale et extrême aussi, d’autant qu’elle a pu aboutir à leur accession au pouvoir dans plusieurs pays, ce qui était resté très rare depuis la défaite des fascismes en 1945. L’illibéralisme s’est donc installé durablement dans le paysage politique et culturel européen, avec ses partis, ses figures, ses soutiens, sa sociologie, sa géographie. Il y connaît des victoires, et des avancées, mais il y reste dans l’ensemble minoritaire, d’autant qu’il n’est pas la seule idéologie nouvelle à émerger et à être dynamique. Dans les pays où il est au pouvoir, il est contesté et renvoyé dans l’opposition ou maintenu au pouvoir au gré des consultations électorales. La capacité des partis qui prônent l’illibéralisme à demeurer au pouvoir est corrélée à la vigueur avec laquelle ils ont érodé l’état de droit et le pluralisme une fois arrivé au pouvoir. En Hongrie, cette érosion a été d’autant plus forte que le Fidesz a une base électorale large et solide, et que l’opposition est émiettée. En Pologne, la base électorale du PiS au pouvoir depuis 2015 est également très solide, mais la résistance de l’opposition et d’une moitié de la société civile, principalement dans les grandes villes et plutôt dans la partie ouest du pays est telle que les politiques illibérales du gouvernement sont contestées et freinées, et que l’alternance politique reste possible – comme en témoigne l’élection présidentielle polonaise de juin-juillet 2020. Depuis une quinzaine d’années, des formations illibérales ont accédé au pouvoir ou ont été associées au pouvoir avant d’être renvoyées dans l’opposition en Italie (la Ligue), en Autriche (le FPÖ), au Danemark (DF, parti du peuple danois), en Finlande (PS, parti des Finlandais), en Slovaquie (Smer-SD, parti social démocrate). Elles y reviendront peut-être. En France et aux Pays-Bas, leur attraction et leurs scores progressent spectaculairement, et on ne peut exclure qu’elles accèdent au pouvoir. Mais elles restent jusqu’alors cantonnées dans l’opposition, en dépit de leur progression. C’est également le cas en Allemagne, où l’AfD est devenu le troisième groupe parlementaire au Bundestag, tout en restant isolé politique et cantonné géographiquement.

Cyrille Bret : l’unité du V4 est-elle durable ou bien est-elle surestimée?
Sylvain KAHN : le V4 est un forum de discussion entre les gouvernements de Hongrie, de Pologne, de Slovaquie et de République tchèque. Il avait été fondé dans la ville de Visegrad lorsque ces quatre pays négociaient leur adhésion à l’Union européenne, pour échanger leurs bonnes pratiques et coordonner leurs dialogues avec l’UE. Depuis l’adhésion en 2004, le V4 continue de se réunir une fois par an. Il est davantage une tribune politique qu’une instance de lobbying ou de proposition au sein de l’UE. Il permet de donner une visibilité et du poids à certaines positions communes comme le rejet de la répartition sur tout le territoire de l’UE des centres de rétention des demandeurs d’asile et de l’examen de leurs demandes, ou la place des fonds structurels dans le budget de l’UE. Mais leurs situations et leurs positions sur la politique russe de l’UE, sur le conflit ukrainien, sur la politique chinoise de l’UE, sur une défense européenne, sur les travailleurs détachés, sur l’euro, entre autres, diffèrent.

Cyrille BRET : quelles sont les priorités des Etats membres d’Europe centrale et orientale pour la discussion qui s’engage concernant le Cadre Financier Pluriannuel (2021-2027)?
Sylvain KAHN : les pays entrés dans l’UE depuis 2004 font traditionnellement partie des pays bénéficiaires des politiques publiques financées par le budget de l’UE. En effet, depuis le milieu des années 1980 (Commissions Delors), ce budget a pour principal objectif la résorption des disparités de richesses entre les territoires au sein de l’UE. D’autre part, le budget de l’UE continue d’être en partie significative dédié à la politique agricole (un gros tiers du budget). Or les pays entrés dans l’UE depuis 2004 ont en commun une proportion importante de territoires relativement moins riches et une place relativement importante de l’agriculture dans l’économie et l’emploi. C’est donc sans surprise que les gouvernements de ces pays soient dans l’ensemble conservateurs en ce qui concerne le prochain budget de l’UE.

Professeur agrégé à Sciences Po, où il enseigne les questions européennes et l’espace mondial. Sylvain Kahn est professeur agrégé au sein du département d’histoire à Sciences Po. Depuis 2001, il enseigne les questions européennes. Docteur en géographie et diplômé de géopolitique, agrégé d’histoire, normalien et chercheur au centre d’histoire de Sciences Po. Sylvain Kahn vient de publier « Le pays des Européens », Paris, Odile Jacob, 2019 (avec Jacques Lévy).
Sylvain Kahn a précédemment publié aux PUF « Histoire de l’Europe depuis 1945 », « Géopolitique de l’union européenne » et « Dictionnaire critique de l’Union européenne », chez A. Colin , et « Les universités sont-elles solubles dans la mondialisation ? » chez Hachette.
Il est le responsable et le co-auteur du mooc « Géopolitique de l’Europe », diffusé en ligne en français et en anglais sur les plates-formes Coursera et Fun. Chercheur au centre d’histoire de Sciences Po, ses travaux portent principalement sur deux sujets : la place et le rôle de l’Etat-nation dans la construction européenne ; la caractérisation de la territorialité de l’Union européenne.
Sylvain Kahn a aussi été producteur de l’émission de géographie « Planète Terre » sur la radio nationale France Culture (2006-2016) ; membre du jury d’entrée à l’ENA où il a contribué à la formation continue des hauts fonctionnaires de différents pays d’Asie sur l’UE ; en charge des affaires européennes au cabinet du Ministre de l’Education nationale et de l’enseignement supérieur, à Sciences Po, et au Conseil régional de Poitou-Charentes (1998-2005). Il est éditorialiste sur le media digital Explicite, Euradionantes et Europe 1.