La géopolitique de la Russie en 2020 selon David TEURTRIE

Vladimir Poutine vient de remporter un succès électoral majeur alors même que la pandémie du COVID-19 frappe la Russie. Au référendum du 1er juillet dernier, les électeurs ont largement approuvé plusieurs dizaines de modifications de la constitution de la Fédération de Russie. Le président russe a désormais la possibilité de se présenter à sa propre succession. David TEURTRIE, spécialiste de l’espace russe, revient sur la situation actuelle du pays.

David TEURTRIE est spécialiste de la Russie et de sa géopolitique. Il est chercheur associé au Centre de Recherches Europes-Eurasie de l’INALCO. Il est actuellement en poste dans le Sud-Caucase.

Cyrille BRET : quel est l’impact de la crise du COVID-19 sur la puissance russe ?  

David TEURTRIE : la Russie subit un double choc : à l’impact du confinement sur l’économie du pays vient s’ajouter la crise pétrolière avec effondrement des prix du pétrole associé à une baisse inédite de la production dans le cadre des accords OPEP+. Pour la Russie il s’agit de la troisième crise en 12 ans. Et si certains succès ont pu être observés dans le processus de restructuration de l’économie selon la logique de « substitution des importations », d’aucuns parlent d’une décennie perdue qui aurait accru le retard de la Russie par rapport à ses principaux concurrents. Dans le même temps, il y a plusieurs particularités à la crise de 2020 qui changent la donne par rapport aux précédentes. D’une part, pour la première fois, la Russie semblerait être moins touchée par la crise actuelle que les puissances occidentales : selon les estimations (par ailleurs très incertaines), la baisse du PIB russe devrait avoisiner les -5 % en 2020 contre environ -9 % pour la zone euro et -8 % pour les Etats-Unis. De plus, la nomination du nouveau gouvernement M. Michoustine en janvier 2020 semble se traduire par la mise en œuvre d’une nouvelle politique économique : d’une décennie d’orthodoxie financière et de stabilisation macroéconomique on passerait à une politique keynésienne de l’investissement dans les infrastructures et l’économie réelle. La crise actuelle semble devoir accélérer cette orientation : prenant le contre-pied de sa gestion des crises précédentes, la banque centrale russe a accéléré la baisse de ses taux directeurs et entrepris d’injecter des liquidités dans l’économie tandis que Vladimir Poutine a annoncé plusieurs mesures de baisse de la pression fiscale sur les entreprises, singulièrement les PME et le secteur des nouvelles technologies. Pour réaliser sa politique d’investissements dits des « projets nationaux » et de mesures sociales (politique nataliste notamment) le gouvernement russe peut s’appuyer sur un très faible endettement, des réserves financières importantes et une moindre dépendance du budget aux revenus pétroliers qui est en théorie à l’équilibre à 42,4 dollars le baril. Reste à savoir si tout cela sera suffisant pour relancer la croissance alors même que la Russie reste dépendante de la reprise chez ses grands partenaires économiques (Union européenne et Chine).

A l’instar de l’économie, le contexte stratégique mondial est à la fois facteur d’inquiétude mais également d’opportunités nouvelles. Le principal problème pour Moscou reste que les Etats-Unis poursuivent leur politique des sanctions alors que le Kremlin pouvait espérer que la montée de l’opposition sino-américaine incite Washington à se montrer plus conciliant avec la Russie. Dans le même temps, Moscou observe avec intérêt plusieurs évolutions que la crise semble devoir accélérer : une forme de découplage entre l’Europe et les Etats-Unis qui a pour corollaire la montée des divisions au sein des structures euro atlantiques (Brexit, tensions franco-turques au sein de l’OTAN), la défiance internationale croissante envers la Chine. Pour le Kremlin, ces évolutions peuvent être l’occasion de renouer avec l’Europe à l’image du dialogue stratégique avec la France, mais aussi de rééquilibrer la relation avec Pékin.

« La baisse du PIB russe devrait avoisiner les -5 % en 2020 contre environ -9 % pour la zone euro et -8 % pour les Etats-Unis »

David TEURTRIE

Cyrille BRET : ces évolutions ont-elles un impact sur relations de la Russie avec ses voisins proches?

David TEURTRIE : pour le moment, ces évolutions à l’échelle internationale n’ont que peu d’impacts sur les relations entre la Russie et ses voisins. D’autres effets beaucoup plus immédiats de la crise perturbent les relations « contractuelles » eurasiatiques : ainsi, la vente d’hydrocarbures à des tarifs préférentiels constitue un levier de la politique d’influence russe dans son étranger proche : c’est une motivation importante pour l’Arménie et la Biélorussie de participer à l’Union économique eurasiatique. Or, la baisse drastique des cours rend ces mécanismes inopérants, ce qui créé des tensions : Minsk et Erevan ont proposé de renégocier les contrats gaziers sans réussir à convaincre Moscou. Un alignement complet sur les prix intérieurs russes est soumis par le Kremlin à une condition : des transferts de souveraineté supplémentaires à la Commission eurasiatique qui siège à Moscou. Or, si les petits pays très dépendants tels que l’Arménie ou le Kirghizstan sont susceptibles d’accepter les propositions russes, la Biélorussie et le Kazakhstan sont beaucoup plus réticents, surtout quand le Kremlin propose d’ajouter une dimension politique à l’intégration économique au sein de l’Union eurasiatique.

L’Union économique eurasiatique

De plus, une fois touchés par la pandémie, la Russie et ses voisins ont fermé leurs frontières, mettant à mal l’espace de libre-circulation formé par l’Union eurasiatique. Comme au sein de l’UE, cette fermeture a été en partie suscitée par les différences d’approche de la crise sanitaire : alors que Moscou a pris des mesures de confinement semblables à celles mises en place par la majorité des pays européens, Minsk a adopté une attitude attentiste, le président Loukachenko conseillant de traiter la « psychose du coronavirus » à coup de vodka et de sauna… La fermeture par la Russie de la frontière russo-biélorusse a constitué une étape supplémentaire dans les fortes turbulences qu’ont connu les relations bilatérales depuis la fin 2019. En effet, les deux pays s’étaient engagés l’année passée dans la négociation de feuilles de routes visant à approfondir l’intégration bilatérale. Or, l’une d’entre elles, longtemps tenue secrète, prévoyait la formation d’organes supranationaux, ce qui a suscité l’opposition de Loukachenko. Ce refus a été suivi d’une crise pétrolière qui s’est traduite par la quasi-interruption des livraisons de pétrole russe début 2020. Mais ce sont les élections présidentielles biélorusses qui doivent se tenir début août 2020, qui ont encore plus éprouvé les relations bilatérales : en effet, alors que la société civile biélorusse se mobilise autour de candidats alternatifs, l’un des principaux adversaires d’A. Loukachenko, Viktor Babariko, n’est autre que l’ancien directeur de la Belgazprombank, contrôlée par Gazprom. Malgré un programme plutôt favorable à une certaine prise de distance vis-à-vis de Moscou, ce dernier a été accusé par le président Loukachenko d’être une marionnette au service d’intérêts russes. Il a été emprisonné par le KGB biélorusse de même qu’une partie du personnel dirigeant de la Belgazprombank. Celle-ci a été mise sous tutelle dans la foulée, contre l’avis de Gazprom. Cette affaire semble montrer que Moscou a voulu lancer un avertissement au président biélorusse ainsi qu’un message à la société civile biélorusse signifiant qu’A. Loukachenko ne peut se prévaloir d’être le candidat du Kremlin. Quoiqu’il en soit, les condamnations de l’UE et des Etats-Unis dénonçant l’emprisonnement des opposants au président biélorusse semblent devoir marquer un arrêt dans le processus de rapprochement entre la Biélorussie et les pays occidentaux. Dans le même temps, la Russie et la Biélorussie ont signé fin juin un accord, resté longtemps en suspens, de reconnaissance mutuelle des visas qui créée une sorte de « Shenghen russo-biélorusse ». La question est de savoir s’il s’agit d’un premier signal vers un retour de Minsk dans l’orbite russe ou s’il s’agit d’un geste tactique qui ne remet pas la politique d’autonomisation menée ces dernières années.

Cyrille BRET : quels sont les enjeux régionaux de la Russie en Asie centrale, dans le Caucase et en Europe orientale? Va-t-on vers une baisse des tensions ou vers une exacerbation de la concurrence entre grandes puissances?

David TEURTRIE : à l’instar de l’exemple biélorusse, la concurrence directe ou indirecte entre la Russie et les puissances occidentales se poursuit en Europe orientale et dans le Caucase. Ainsi, alors que l’UE décidait d’octroyer 100 millions d’euros de ligne de crédit à la Moldavie pour faire face à la crise, Moscou renchérissait en offrant 200 millions d’euros. Cette aide russe, demandée par Igor Dodon, le président moldave « pro-russe », a été bloquée par le conseil constitutionnel moldave contrôlé par l’opposition pro-occidentale. Cet épisode illustre à la fois la poursuite des logiques de concurrence géopolitique, mais aussi le caractère clivant de la relation à Moscou dans la région. Plus inattendu, compte tenu du partenariat stratégique entre les deux pays, la presse russe se fait l’écho d’une concurrence accrue entre Pékin et Moscou en Asie centrale. C’est ainsi que le renforcement récent de la base aérienne russe au Kirghizstan a pu être présenté par comme une réponse à l’activisme chinois dans la région. Dans le même temps, les corridors eurasiatiques dits des « nouvelles routes de la soie » sont un des rares projets qui renforcent les liens entre l’Union européenne, l’Union eurasiatique et la Chine. Le transit de marchandises par voie ferroviaire Chine-Kazakhstan-Russie-Biélorussie-UE a même poursuivi sa forte croissance pendant la crise du coronavirus, permettant de transporter rapidement du matériel médical et se substituant en partie à certaines liaisons routières ou maritimes désorganisées par les mesures de confinement. Le caractère quasiment incontournable de la Russie dans le fonctionnement de ces liaisons Chine-Europe est de facto un nouvel atout géopolitique dans les relations de celle-ci avec ses voisins occidentaux.

« La concurrence directe ou indirecte entre la Russie et les puissances occidentales se poursuit en Europe orientale et dans le Caucase »

David TEURTRIE

Cyrille BRET : qu’en est-il de la situation dans l’espace pontique ? La mer Noire est-elle devenue un « lac russe »? L’activisme de la Turquie en Méditerranée orientale se ressent-il en Mer Noire?

David TEURTRIE : en mer Noire, les logiques de concurrence voire d’affrontement se poursuivent sur fond de conflit ukrainien. La situation géopolitique de la mer Noire est marquée par l’opposition entre la Russie et les pays de l’OTAN et par la multiplication des conflits séparatistes sur son pourtour. On compte désormais cinq républiques séparatistes soutenues par la Russie dans la région pontique : Transnistrie en Moldavie, républiques populaires de Donetsk et Lougansk en Ukraine, Abkhazie et Ossétie du Sud en Géorgie, ces dernières étant les seules à avoir été reconnues par Moscou en tant qu’Etats indépendants.

L’expression de « lac russe » peut s’appliquer à la mer d’Azov, surtout depuis la construction du pont de Crimée. Elle n’est pas appropriée dans le cas de la mer Noire dans la mesure où Moscou y fait face à trois membres de l’OTAN (Roumanie, Bulgarie et Turquie) ainsi qu’à deux pays avec lesquels elle est en conflit (Ukraine et Géorgie) tandis que les Etats-Unis y ont augmenté leur empreinte militaire, y compris ces derniers mois. Néanmoins, le contrôle de la Crimée donne indubitablement à Moscou un avantage majeur d’autant que la flotte de la mer Noire basée à Sébastopol continue de bénéficier d’investissements importants. De fait, Moscou renforce le potentiel militaire de la Crimée face aux installations américaines dans les Balkans et vise non seulement « la suprématie navale en mer Noire » selon l’expression d’Igor Delanoë mais s’appuie également sur la flotte de la mer Noire pour projeter ses forces en Méditerranée et au Moyen-Orient.

Quant à la Turquie, son activisme en Méditerranée, en lien notamment avec les tensions autour de Chypre et son implication dans le conflit libyen, accapare une partie importante de ses forces navales. De plus, elle s’efforce de ne pas heurter de front les intérêts russes dans l’espace pontique. Aussi, Ankara semble plutôt compter sur l’OTAN et les Etats-Unis pour contenir les ambitions russes en mer Noire. La période de crise actuelle a confirmé que la relation russo-turque s’impose comme un facteur majeur de la géopolitique euro-méditerranéenne.