L’accord sur le Haut-Karabakh selon Igor DELANOE, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe

Igor Delanoë vient de publier Haut-Karabakh: la Russie face à la pression turque. Il répond aux questions d’EurAsia Prospective sur l’accord signé par l’Arménie et l’Azerbaïdjan sous l’égide de la Fédération de Russie pour mettre fin aux combats concernant le Haut-Karabakh.

Igor Delanoë est directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe (centre d’analyse de la CCI France-Russie, Moscou) et docteur en histoire. Son expertise porte sur la géopolitique de la Russie, sur la présence et les intérêts russes en mer Noire, en Méditerranée et au Moyen-Orient, et sur les questions de sécurité et de défense russes, en particulier la marine de guerre. Il a effectué en 2013 un post-doctorat à la John F. Kennedy School of Government (Harvard University), au sein du National Security Program. Il est chercheur associé au Center for International and European Studies (université Kadir Has, Istanbul), au Centre de la Méditerranée Moderne et Contemporaine (CMMC) et au Laboratoire de Droit international et Européen (LADIE) de l’université Nice-Côte d’Azur.

Cyrille Bret : cet accord consacre-t-il un succès total pour l’Azerbaïdjan face à l’Arménie ?

Igor DELANOE: l’accord de cessez-le-feu du 10 novembre entérine une victoire militaire de l’Azerbaïdjan après que ses troupes ont pris la deuxième ville du Karabakh, Shusha, la veille de la signature du document. Si les combats s’étaient ensuite poursuivis, et au regard du rapport de force et de la dynamique à l’œuvre sur le champ de bataille, il y a fort à parier que Stepanakert – la « capitale » du Haut-Karabagh – aurait été prise par les forces azerbaïdjanaises au bout de quelques jours. Autrement dit, oui, l’accord du 10 novembre consacre la victoire de Bakou, même si environ 20% du plateau échappera encore au contrôle de l’Azerbaïdjan. Il n’en demeure pas moins que, grâce au soutien de la Turquie, le président Aliyev a ramené dans le giron de son pays plus de territoire qu’il n’en aurait jamais obtenu par la voie des négociations. Ce coup de force payant valide donc sa logique révisionniste tandis qu’à Erevan, une partie de la population s’oppose avec virulence à ce qui est interprété comme une capitulation. Il n’est d’ailleurs pas garanti que le Premier ministre Pachinian survive politiquement à cette défaite.

Cyrille Bret : cet accord renforce-t-il la puissance régionale de la Russie face à la Turquie ?

Igor DELANOE: moins qu’on pourrait le croire au premier abord. Si c’est bien la médiation de Vladimir Poutine qui a permis d’aboutir à l’accord du 10 novembre – ce qui confirme le pouvoir d’arbitrage de la Russie dans ce conflit –, il n’en demeure pas moins que la Turquie a habilement manœuvré. Pour un coût politique qui apparaît somme toute très modeste, elle est parvenue à faire gagner la guerre à son allié azerbaïdjanais en plaçant Moscou dans une situation d’inconfort. Face à l’agressivité de la posture turque, le positionnement de la Russie est en effet apparu par contraste très en retrait. Le Kremlin a tenu à rappeler, alors que les affrontements faisaient rage, que ses engagements de défense à l’égard d’Erevan ne valaient que pour le territoire arménien, sachant que la Russie ne reconnaît la république autoproclamée du Haut-Karabagh. Si une force d’interposition russe va donc bien être déployée sur ce plateau pour cinq années dans le cadre de l’accord du 10 novembre, la Turquie, elle, dispose désormais d’un avant-poste sur la mer Caspienne au terme de cette guerre. En outre, l’hégémonie à laquelle le Kremlin prétend sur l’espace post-soviétique a été clairement remise en question par Ankara avec, il faut bien le dire, un certain succès.

Cyrille Bret : cet accord tripartite constitue-t-il le symptôme d’une « mort cérébrale » du groupe de Minsk? Ou du moins de sa marginalisation?

Igor DELANOE: : le groupe de Minsk (France, Russie, États-Unis) était paralysé depuis bien avant la reprise des hostilités et cette guerre n’a pas permis de le réanimer. Le duopole russo-turc s’est approprié le mécanisme de cessation des hostilités, mais on est encore loin de la conclusion de la paix ! Pourtant, dès le départ, il apparaissait côté russe que la Turquie n’avait pas nécessairement vocation à faire partie de la solution. D’ailleurs, formellement, elle n’est pas signataire du texte du 10 novembre. Sauf que de facto, elle se retrouve associée à la mise en œuvre du texte dans la mesure où elle coparraine le centre de surveillance du cessez-le-feu qui sera implanté en Azerbaïdjan. Il faut donc s’attendre à ce que des observateurs turcs soient déployés à proximité de la ligne de contact. Donc oui, le groupe de Minsk se retrouve bien sur la touche, et les Occidentaux, bien qu’ils aient tenté de promouvoir des « trêves humanitaires » lors du conflit, paraissent aujourd’hui inaudibles sur ce dossier.