Paris-Le Caire, de la Realpolitik et rien d’autre?

Pendant ses études à l’EDHEC, Kévin est affecté pendant une année sur le porte-avions Charles de Gaulle. Il passe ensuite un an et demi en Égypte. Désormais, il travaille à Paris et a repris des études en relations internationales au King’s College de Londres. Il est par ailleurs lauréat du Prix du Jeune Écrivain 2020.

En théorie des relations internationales, on peut considérer la Realpolitik comme une mise en pratique de l’école de pensée dite réaliste. Celle-ci postule que l’État a pour mission première la conservation et l’accroissement de sa puissance. C’est pourquoi la morale du « réaliste » peut apparaître en public pour rassurer le peuple, mais ne doit pas contraindre les agissements du prince dans l’exercice de son pouvoir.[1] Elle n’est pas un principe politique. Or, une politique étrangère est moins visible pour le peuple qu’une politique intérieure : par défaut de connaissances, d’intérêt, et par la nature même de sa mise en œuvre – les tractations internationales se jouent surtout dans les couloirs des ambassades et dans les antichambres des grands palais. Elle est donc le lieu d’un réalisme calculateur qui maximise ses intérêts nationaux, sans ambition idéologique.

Cette clé de lecture permet de mieux saisir la nature des relations actuelles entre l’Égypte et la France.

Du commerce avant toute chose ?

À la suite de l’éviction du président Mohamed Morsi en 2013, les relations entre Washington et Le Caire se sont distendues. Dénonçant un coup d’État militaire, la majorité des pays occidentaux a critiqué l’arrivée au pouvoir du Président Al-Sissi. Sous l’impulsion de Jean-Yves le Drian, alors ministre de la Défense, l’habileté politique de la France a été de soutenir le nouveau président égyptien dès l’automne 2014. Un « réchauffement spectaculaire[2] » des relations entre la France et l’Égypte s’en est suivi, illustré par les commandes records de 2015 en matière d’armements. Cinq ans plus tard, l’année 2019 enregistre à nouveau un chiffre éloquent : un milliard d’euros de commandes égyptiennes.[3]Les exportations d’armes sont devenues la pierre angulaire des relations franco-égyptiennes, et l’Égypte un partenaire intouchable de l’économie française.

Intouchable, même en matière de morale. Conserver sa puissance passe d’abord par des partenariats stratégiques – type armement – et par des contrats à plusieurs zéros. Dès lors, les droits de l’homme sont relégués au second plan au profit d’une Realpolitik inamovible, qui ménage plutôt que dénonce. Pendant quatre ans, les relations franco-égyptiennes se sont donc maintenues à un bon niveau. Mais en janvier 2019, le président Emmanuel Macron tente de jouer sur le terrain de la morale au péril de ses intérêts économiques. Il vante, devant une assemblée de journalistes et le maréchal Sissi lui-même, les mérites de l’état de droit et du respect des libertés ; la morale devient ici principe politique. Un pied-de-nez qui vaudra au président français quelques déconvenues économiques dans les mois qui suivront.

L’économie apparaît comme la figure de proue d’une politique réaliste en Égypte. Et le discours français, qui paraît la justifier comme telle, repose sur deux impératifs qui se confondent : la lutte contre le terrorisme et la stabilité régionale. Ceux-ci constituent les piliers de la politique étrangère française en Égypte.

Des relations convergentes en politique étrangère, symboles de réalisme

Depuis 2013, le terrorisme semble à la base de ces coopérations multiples entre les deux pays : « l’Égypte est un partenaire central et indispensable pour traiter les problèmes de terrorisme ».[4] Peuplée de cent millions d’habitants et frappée de plein fouet par l’islamisme radical, l’Égypte est devenue un pilier de la politique arabe française. Soutenue par l’impératif d’une stabilité régionale, la France joue donc la carte de la convergence et semble bénéficier tout récemment d’un nouveau réchauffement des relations malgré la saillie morale de janvier 2019. La politique de Monsieur Macron redouble d’efforts pour conserver le sens de ses intérêts nationaux en évitant tant que possible les divergences avec l’Égypte.

Deux exemples illustrent cette politique étrangère réaliste. Derrière la quête d’une résolution juste et concertée – qu’il ne faut pas réfuter –, c’est bien l’intérêt de la France qui préside à une action de fermeté sur la question libyenne. Lorsque le président français téléphone à son homologue égyptien le 11 septembre dernier, la Libye est avant tout pensée comme le dernier rempart aux migrations de masse qui menacent la France. Derrière la formation d’une coalition qui défend une solution à deux États sur la question israélo-palestinienne[5] – et qu’il faut saluer –, les intérêts français sont également plus pragmatiques. Ici, Monsieur Macron espère à nouveau jouer un rôle dans l’un des conflits les plus fameux de ces dernières décennies en s’associant avec le médiateur en chef du dossier, l’Égypte. D’autres exemples significatifs, comme l’exercice militaire mené récemment entre les deux marines[6], attestent davantage d’une stratégie française de l’intérêt national que d’un multilatéralisme consciencieux. 

Finalement, comment qualifier les relations entre l’Égypte et la France ? Le Quai les dirait « bonnes ». Au fond, c’est d’abord un calcul géo-économico-militaire qui semble donner le la ; une Realpolitikmotivée par une stratégie diplomatique qui crie les bonheurs d’un multilatéralisme obstiné, et murmure du même coup le sens de ses intérêts propres.


[1] Claude Giboin, « La vertu de Machiavel », Cahiers philosophiques 2014/4 (n° 139), p.74-91.

[2] Hicham Mourad, « France-Égypte : les raisons d’un réchauffement », Confluences Méditerranée 2016/1 (N° 96), p. 85-93.

[3] Rapport au Parlement sur les exportations d’armement de la France, juin 2020.

[4] Discours de Manuel Valls : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/10/10/au-caire-manuel-valls-finalise-la- vente-des-navires-mistral-a-l-egypte_4787080_3218.html.

[5] Égypte, France, Jordanie, Allemagne : coalition active depuis l’été 2020.

[6] Exercice conjoint mené fin septembre entre la FREMM égyptienne Tahya Misr et la frégate française Latouche-Tréville. Il s’agissait de sécuriser des zones sujettes à la menace sous-marine et de lutter contre des menaces asymétriques. La coopération entre les deux armées est d’intérêt commun pour la stabilité régionale.