
Le 23 novembre 2013, l’ambassadeur turc au Caire est expulsé en raison des propos tenus par Recep Tayyip Erdogan, Premier ministre de la République de Turquie à l’époque. Le leader de l’AKP accusait le maréchal Abdel Fattah al-Sissi de réprimer les Frères musulmans en déclarant : « je ne respecterai jamais ceux qui sont arrivés au pouvoir par un coup d’État1 ». Cette passe d’armes fait suite au renversement du président égyptien Mohamed Morsi, soutenu par Erdogan. Depuis, le différend est allé croissant sans que ne se dégage de perspective d’apaisement.
L’Égypte et la Turquie sont les pays ayant la plus grande superficie de Méditerranée orientale2. Ils constituent également les deux plus fortes puissances militaires conventionnelles du Moyen-Orient3. Plus encore, leur positionnement géostratégique est sans doute le déterminant premier de leur puissance. L’Égypte est au confluent de la mer Méditerranée et de la mer Rouge, elle connecte l’Europe à l’Asie par le Canal de Suez. Quant au territoire turc, il fait la liaison entre trois grands espaces que sont l’Europe, le Moyen-Orient et le Caucase par les détroits du Bosphore et des Dardanelles.
Mais Erdogan et Sissi entretiennent une rivalité qui dépasse les seuls attributs géostratégiques de leurs pays. La compétition qui se joue entre ces deux hommes forts relève surtout d’incompatibilités idéologiques et politiques. Or, il apparaît que l’ensemble des éléments qui les opposent forme un jeu à somme nulle : si l’un gagne, l’autre perd. Ce duel est préoccupant pour la stabilité du Moyen-Orient.
Bras de fer géopolitique
Le conflit libyen est le point chaud des tensions entre l’Égypte et la Turquie, il les concrétise. A défaut de pouvoir s’affronter frontalement, une guerre par procuration s’y joue depuis six ans. Par l’envoi de troupes et de mercenaires syriens, la Turquie soutient le gouvernement de Fayez al-Sarraj à l’ouest du pays4. L’armée de son adversaire à l’est, le maréchal Haftar, est soutenue par l’Égypte qui déploie elle-même des forces le long de sa frontière avec la Libye (cf. carte ci-dessous).

A l’été 2020, un cran supplémentaire est franchi lorsque le maréchal Sissi déclare être prêt à intervenir directement contre la Turquie si nécessaire. Puis, le 23 octobre dernier, un accord de cessez-le-feu entre les deux chefs libyens est signé. Malgré cet accord, lequel réclame une démilitarisation de l’axe Syrte-Djoufrah, le risque d’escalade militaire reste important et les motivations de l’ensemble des acteurs, intactes5.
Pour Erdogan, la Libye est à la fois un allié naturel – al-Sarraj est proche des Frères musulmans – et de circonstance – le territoire est riche en hydrocarbures. Pour Sissi, dont le pays est frontalier, il s’agit d’une question de sécurité nationale. En surplomb de ces intérêts nationaux, la Libye est aussi devenue le lieu d’une confrontation entre deux grands axes où, avec leurs partenaires, Sissi et Erdogan jouent une part de leurs crédibilités politiques.
Car la rivalité des deux hommes s’incarne au travers d’alliances qui cherchent à faire « contrepoids » dans l’équilibre des puissances. La Turquie, qui considère le Moyen-Orient comme son arrière-cour, est proche du Qatar – notamment au travers de leur soutien commun aux Frères musulmans. Quant à l’Égypte, qui estime que les Turcs devraient sortirent du jeu moyen-oriental6, elle fait partie d’un axe anti-islamiste aux côtés de l’Arabie saoudite et des Émirats arabe unis.
Cette logique d’alliance se retrouve sur la question stratégique du gaz. On estime que la quantité de cet hydrocarbure en Méditerranée orientale représente 5 à 8 % des réserves mondiales7. Or, la quasi-absence de ressources énergétiques en Turquie rend le pays très dépendant de la Russie et de l’Iran et fait de ces questions un sujet de discorde majeur entre l’Égypte et la Turquie. C’est pourquoi, en novembre 2019, les Turcs ont signé un accord avec le gouvernement d’al-Sarraj en Libye pour créer un couloir maritime entre les deux pays. Cette initiative a été fortement contestée par l’Égypte qui, avec sept autres pays, avait lancé le Forum du gaz de la Méditerranée orientale en janvier 2019. Le partage de ces ressources préfigure donc des tensions durables dans la région.

Il semble que cette géopolitique conflictuelle trouve racine dans une rivalité plus profonde, où les récits de deux chefs s’affrontent au présent et au futur.
Deux hommes forts, deux idéologies
Sissi et Erdogan ont une caractéristique en commun, ils servent leurs idées en usant du répertoire autocratique. L’Égypte est en effet le troisième pays au monde en nombre de journalistes incarcérés ; on estime que dix mille prisonniers politiques sont actuellement retenus dans les geôles égyptiennes8. En Turquie, ce sont les pro-kurdes, les libéraux et les partisans de Fethullah Gülen – opposant d’Erdogan résidant aux États-Unis – qui sont victimes du régime9. Détentions injustifiées, licenciements, multiples purges, le président turc est maintenant seul aux commandes. Seul, car c’est là une condition sine qua non de la position d’autocrate et le meilleur moyen de décider comment durer. Erdogan (en 2017) et Sissi (en 2019) ont tous deux réformé leur constitution respective. En Turquie, le régime parlementaire a muté en « régime présidentialiste absolu10 » ; en Égypte, le pouvoir vertical devrait rester aux mains de Sissi jusqu’en 2030. Les deux hommes confirment donc leur autorité dans un monde où leurs ambitions semblent inconciliables.
Le Caire et Ankara sont des centres majeurs du monde musulman mais, et c’est là sans doute leur incompatibilité fondamentale, les deux chefs d’État ont des projets radicalement opposés concernant l’islam politique. Erdogan veut prendre les rênes du monde sunnite en s’appuyant sur un récit nostalgique de réhabilitation de l’Empire Ottoman. Nationalisme et islamisme forment une synthèse qui « pose l’islam sunnite et la turcité aux fondements de la culture politique turque11 ». Sissi, de son côté, est devenu l’adversaire principal de cette aspiration pour deux raisons. D’abord, lui aussi revendique une place de choix dans le monde sunnite : la mosquée Al-Azhar du Caire est l’université islamique la plus importante au monde et un élément clé du soft power égyptien. Par elle12, Sissi entend lutter contre les islamismes radicaux au profit d’une vision plus laïque de l’État13.
La seconde raison, principale, concerne l’hostilité viscérale du régime égyptien envers les Frères musulmans, devenue organisation terroriste en Égypte. Sissi considère le parti d’Erdogan et le mouvement frériste comme étant les deux faces d’une même pièce14. Le président turc, lui, craint l’image renvoyée par le coup d’État de Sissi qu’il considère comme reproductible chez lui – surtout après la tentative ratée de 2016 à Ankara et Istanbul.
Plus encore, Erdogan pourrait bien voir en Sissi un « concurrent d’héritage ». Car y a quelque chose d’Atatürk, le fondateur de la Turquie moderne, chez Sissi. Dans ce mélange de nationalisme laïque, dans cette prévalence de l’armée – tous deux étaient d’ailleurs militaires –, dans cette volonté d’un despotisme éclairé, dans cette dialectique étonnante entre un Islam revendiqué comme modéré à l’extérieur du pays, et un régime qui demeure, au fond, conservateur et dur.
Finalement, il s’agit là de deux régimes autocratiques où le chef est le pays et le pays le chef. Il n’y a plus la possibilité d’une opposition. Les divergences qui caractérisent les relations entre l’Égypte et la Turquie sont donc très étroitement liées aux incompatibilités de leurs présidents. Avec le temps, Sissi et Erdogan s’ancrent dans le paysage international, apprennent de leurs erreurs et se renforcent : constitutions réformées, coup d’état balayé, contestations muselées… Ils risquent de durer alors même que leurs trajectoires se font face. En somme, un jeu gagnant-gagnant semble impossible en Libye, ou difficile sur la question du gaz – tant les intérêts économico-géographiques se contredisent. Plus encore, l’aspiration frériste de l’un, honnie par l’autre, a sans doute valeur de rupture définitive.
Cela dit, le répertoire de l’autocrate se heurte de plus en plus à des sociétés qui contestent, qui comprennent qu’un gouvernement peut être renversé et que les attributs de la puissance changent – ils ne sont plus seulement liés à des capacités militaires ou à un soft power, mais se situent aussi dans les mouvements de société. Même de manière sporadique, les peuples sont de moins en moins muets. Et les oppositions nationales, égyptienne et turque, pourraient bien finir par trouver leur voix.

1 https://lepetitjournal.com/istanbul/ambassadeur-expulse-rien-ne-va-plus-entre-ankara-et-le-caire-108116
2 Respectivement un million de km2 et 785 000 km2
3 Sources : Global Firepower, “Middle East Military Strength” (2020).
4 Gouvernement d’union nationale (GNA) à l’ouest du pays, reconnu par l’ONU.
5 https://www.middleeastmonitor.com/20201127-haftar-mobilises-troops-in-eastern-libya/
6 Khalil al-Anani, « Egypt-Turkey Strained Relations: Implications for Regional Security », Arab Center Washington DC, mars 2020.
7 Note de l’IISS : « Turkey’s increasingly assertive foreign policy », Strategic Comments, septembre 2020.
8 Tamara Cofman Wittes, « Egypt: Trends, politics, and human rights », Brookings, septembre 2020.
9 Dorothée Schmid, « La Turquie d’Erdogan : une évolution politique spectaculaire », Vie publique, septembre 2019.
10 Alain Bockel, « La réforme constitutionnelle en Turquie : la démocratie à la dérive », Revue française de droit constitutionnel 2019/3 (N° 119), 641 à 664.
11 Schmid, « La Turquie d’Erdogan ».
12 Bien que l’entente entre Sissi et l’institution soit difficile – compte tenu de l’intention du président égyptien de « réformer l’Islam », de laïciser sa traduction politique.
13 Roland Lombardi, « L’Égypte de Sissi : recul ou reconquête régionale ? », Revue Défense Nationale, 2019/7 (N° 822).
14 Mohamed Maher et Irina Tsukerman, « Tensions between Egypt and Turkey are on the rise, » The Washington Institute, juillet 2019.