Le grand tournant de la société moldave (Dorina ROSCA pour Eurasia Prospective)

Dorina Rosca est chercheuse associée au Ladyss, UMR 7533 CNRS et chargée de cours à l’Université Paris-Est Créteil. Elle est aussi membre-fondateur et Présidente de l’Institut européen d’études du développement, think tank parisien créé en 2015. Ses recherches portent sur l’aire géographique et culturelle propre à l’Europe Centrale et de l’Est, s’intéressant aux trajectoires d’évolution économique, sociale et politique de ces sociétés et aux types de capitalismes qui s’y configurent sous l’effet du phénomène migratoire.


1) Dorina Rosca, vous venez de publier un livre sur la Moldavie, « Le grand tournant de la société moldave ». Pourquoi s’intéresser aux « intellectuels » et qui sont-ils ?
La question qui m’a intéressée dans ce livre a été celle, plus large, du changement social, économique et politique de la deuxième moitié du XXe siècle moldave. J’y analyse donc plusieurs changements successifs : le passage du socialisme de type traditionnel au socialisme réformateur (perestroïka) et le changement post-socialiste moldave. Dans ce sens, j’ai trouvé particulièrement utile d’étudier ce thème à travers l’étude de l’infléchissement social ciblé sur le groupe social des « intellectuels », définis au sein du système socialiste de type traditionnel en tant que personnes en possession d’un diplôme du supérieur ou supérieur incomplet et accomplissant un travail non manuel. Pourquoi avoir choisi cette piste inhabituelle ?
Parce que, sur un plan théorique et épistémologique, j’ai voulu rompre avec une vision économiciste sur le post-socialisme moldave, vision qui est propre aux écrits des chercheurs moldaves et qui consiste à réduire l’économie à sa dimension marchande. Bien que le marché, défini par la confrontation entre l’offre et la demande, devienne une nouvelle institution dans le post-socialisme, faire de lui le cœur de ce système signifie rayer une partie de l’histoire moldave, réduire les individus à des épiphénomènes de l’économie ou de la société. Donc, au lieu de comparer le système post-socialiste moldave à un modèle abstrait et universellement valable, celui de l’« économie de marché », afin de dire s’il y a ou s’il n’y a pas d’« économie de marché » en Moldavie, j’ai voulu appréhender le processus de changement, les différences et les continuités entre le système socialiste et le système post-socialiste, comprendre la singularité du modèle de capitalisme qui s’y développe. Et pour ce faire, sur un plan sociologique, j’ai fait le pari que la catégorie des « intellectuels » moldaves, tels que définis par la tradition soviétique peut constituer une radiographie des systèmes socio-économiques qui se succèdent en Moldavie, dans la deuxième moitié du XXe siècle. Plus exactement, par son caractère hétérogène, cette catégorie sociale démentit, au sein du système socialiste de type traditionnel, l’unité sociale institutionnellement définie, elle traduit les schémas de mobilité sociale et les rapports de pouvoir qu’engendre la société moldave de type soviétique. Elle traduit également les caractéristiques générales du socialisme réformateur et du post-socialisme, par la diversité des trajectoires qui s’y développent, par les inégalités qui peuvent être recensées à travers le clivage privé/public ou à travers le clivage urbain/rural, par les luttes politiques auxquelles participent ses membres.

Le Grand Tournant de la société moldave - Structure et ...



2) Vous décrivez trois étapes de l’évolution du capital social de ce groupe sur trois périodes spécifiques – la fin du régime socialiste traditionnel, le système socialiste réformateur et le système post-socialiste. Le système post-socialiste est-il une fin de l’histoire ? Que faudrait-il pour ouvrir une période « post-post-socialiste » ?
Non, le post-socialisme, tel que je le conçois dans ce livre, n’est pas une fin de l’histoire ! Du moins, il ne l’est pas dans le sens de Francis Fukuyama qui voyait dans la consécration de la démocratie libérale et de l’économie de marché, dans les pays post-socialistes, l’étape ultime d’évolution de l’Homme, donc la fin de l’Histoire. Mon propos a été, au contraire, de rompre avec une vision téléologique sur l’évolution du système moldave. Pour les adeptes de l’idéologie de marché, l’économie de marché était une fin en soi. Mon travail se démarque de cette approche et l’usage du qualificatif post-socialiste marque cette distance. Il englobe le bouleversement institutionnel opéré dans la dernière décennie du 20e siècle et qui s’est traduit par le passage de la Moldavie de la famille des systèmes socialistes à celle des systèmes capitalistes. Janos Kornai, Bernard Chavance, Éric Magnin, Jacques Sapir ont brillamment mis en perspective comparative ces deux familles historiques de systèmes économiques nationaux. Mon travail s’en inspire et rejoint l’idée d’une diversité de capitalismes, celui moldave ayant ses propres caractéristiques qui résultent de sa trajectoire historique. Le qualificatif post-socialiste caractérise la nature mixte du système moldave des années 1990, au sein duquel des héritages institutionnels du système socialiste cohabitaient avec les nouvelles institutions inspirées par l’idéologie de marché.
Je pense que l’essor du phénomène migratoire au début des années 2000 et la configuration d’une économie politique de type oligarchique font évoluer (je l’emploie dans une perspective évolutionnaire) ce système mixte post-socialiste. On peut alors parler peut-être d’un post-post-socialisme. Dans la continuité du système post-socialiste des années 1990, depuis une vingtaine d’années, le système moldave maintient cette nature duale, articulant deux dynamiques qui s’entretiennent mutuellement : une économie politique de type oligarchique avec une forme d’intégration économique appuyant le régime de réciprocité, au sens de Karl Polanyi, régime alimenté par le phénomène migratoire notamment. J’assoie cette hypothèse dans un article paru récemment, en septembre 2020, dans la revue Post-Communist Economies.

3) Vous mentionnez, notamment, le poids important des émigrés, qui ont une influence grandissante sur le sort de la Moldavie. Comment ce facteur pèsera-t-il sur l’accumulation de capital social des intellectuels en Moldavie même ?
Aujourd’hui, la notion d’« intellectuel », en Moldavie, a changé de contenu. Son caractère changeant vient du fait que cette notion traduit le processus institutionnel de construction de la catégorie sociale qu’elle désigne, d’une époque à l’autre. Héritée du système pré-soviétique moldave, elle a été forgée par le sens commun, qui l’a substituée à celle d’intelligentsia soviétique, connaissant, de ce fait, une continuité d’usage vernaculaire, mais reporté sur un groupe social de facture nouvelle. Au sein de la société moldave de type soviétique, le mot « intellectuel » était chargé d’une fonction symbolique et sociologique, en ce sens qu’il désignait une catégorie sociale porteuse de progrès. De ce fait, la catégorie des « intellectuels » avait acquis une position dominante dans l’imaginaire social moldave. Elle était structurée autour des facteurs tels que la hiérarchie socioprofessionnelle, la hiérarchie politico-administrative, la hiérarchie ethnique et celle organisationnelle, c’est-à-dire autour des facteurs qui structuraient la hiérarchie sociale moldave de type soviétique en général. L’expression synthétique de tous ces facteurs était le métier qu’exerçait un individu. Or, comme je l’ai montré, dans l’acceptation commune, le métier légitimait le pouvoir et donc le volume de capital, au sens de Pierre Bourdieu, dont disposait l’« intellectuel ». Étant donnée sa nature institutionnelle, la notion change dès que les structures de l’économie et de la société se voient modifiées. Dans le post-socialisme moldave, la notion d’« intellectuel » se rapproche de son sens sociologique originel de transmetteur et/ou de producteur des connaissances. Je pense qu’en cette fin de 2020, la notion conserve le sens sociologique et les « intellectuels » moldaves appartiennent à des catégories socioprofessionnelles telles qu’enseignants, professeurs, chercheurs, artistes, écrivains.
Afin de comprendre comment le phénomène migratoire influence, aujourd’hui, l’accumulation du capital social par ces catégories socioprofessionnelles, il faut que j’explique ce que j’entends par capital social. La définition donnée par Pierre Bourdieu m’a paru la plus pertinente en raison de son fondement épistémologique, de ses vertus de penser les inégalités, mais aussi grâce à ces vertus analytiques dans une démarche socio-historique qu’est la mienne. Je vois donc le capital social en tant que ressource pour les individus, convertible en d’autres espèces de capitaux (culturel, économique, symbolique). Son contenu, ainsi que je le montre dans le livre, est intimement lié à la configuration institutionnelle du moment qui encadre l’action sociale. J’ai distingué deux espèces de capital social : un de type institutionnalisé, accumulé peu ou prou de manière institutionnalisée, et un autre de type relationnel accumulé au sein des réseaux de contacts personnels informels. En réalité, ces deux espèces de capital social demeurent indissociables et se réfèrent à des attributs de l’action individuelle tels que la sympathie, l’amitié, la réciprocité. Une dotation inégalitaire en capital social de type institutionnalisé peut créer des tensions (inégalités dans la redistribution des ressources, par exemple), mais elles peuvent être régulées par les vertus du capital social de type relationnel. Je pense que cette distinction entre capital social institutionnalisé et capital social relationnel demeure utile aujourd’hui et elle peut être mobilisée afin d’expliquer comment la problématique migratoire pèse sur l’accumulation du capital social des « intellectuels ». On observe deux tendances, cohérentes avec cette distinction, dans l’accumulation du capital social par les catégories socioprofessionnelles citées : une, qui renvoie à une accumulation du capital social de manière institutionnalisée, grâce aux relations qui se tissent entre des organisations des pays différents, accueillant ou embauchant des Moldaves (il observable notamment dans les milieux académique et culturel/artistique) ; une autre, qui se réfère aux réseaux informels de migrants – source d’importantes ressources économiques notamment.