La souveraineté sanitaire européenne au révélateur de la crise Covid-19 (PARMENTIER – Diplomatie)

La pandémie liée à l’émergence de la maladie Covid-19 (coronavirus SARS-CoV-2) n’a pas été une surprise totale pour les autorités. En France, à titre d’exemple, tant le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008 que celui de 2013 mentionnaient la pandémie parmi les menaces principales citées. Ce n’est donc pas tout à fait ce « cygne noir » (Nassim Nicholas Taleb) que certains observateurs ont décrit, c’est-à-dire « un événement imprévisible, rare et catastrophique », mais bien plutôt un événement quasiment inévitable du fait de la déstabilisation des écosystèmes par la présence humaine et des mouvements de circulation des populations. Cette crise s’inscrit dans cette « unification microbienne du monde »[1] d’Emmanuel Le Roy Ladurie, utilisée pour désigner les effets du renforcement de la circulation du développement des villes densément peuplées et des routes commerciales dès l’an mil entre l’Europe et l’Asie, et plus tard la conquête de l’Amérique.

Pourtant, la constat d’un manque de préparation des Etats est tout aussi valable, ainsi que d’un manque de coordination s’étant retrouvé au début de la crise au sein de l’Union européenne. Comment est-on passé de ces premiers pas maladroits à la volonté d’affirmer une souveraineté sanitaire européenne ? Comment souvent lors d’une crise, les idées présentes dans les débats au moment de son émergence sont les mieux à même de formuler les termes de la réponse. On peut donc avancer que la crise Covid a agi davantage comme une révélation que comme une rupture en matière de souveraineté sanitaire. Il convient donc de retracer le cheminement de la souveraineté sanitaire pour comprendre comment elle s’est imposée comme une évidence au cours de la crise Covid.

De la géopolitisation de la santé à la souveraineté sanitaire

La santé « est un état de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité », selon la définition de l’OMS datant de 1946. De ce point de vue, la santé dépend de déterminants sociaux, culturels, mais également environnementaux (des pollutions au climat) et géopolitiques. En effet, la santé mondiale n’est pas déliée des enjeux liés aux transformations de la gouvernance mondiale et européenne, de la propagation des virus ou de la force relative des acteurs de santé, dynamiques qui exercent des influences sur des réalités sanitaires locales.

Si la santé tient compte de déterminants géopolitiques, la géopolitisation de la santé est un processus par lequel cette dernière fait l’objet d’une construction discursive propre, faisant d’elle un problème essentiellement géopolitique. En d’autres termes, cette approche permet de comprendre des dynamiques à la fois endogènes et exogènes des acteurs.

C’est à travers ce processus de géopolitisation qu’est apparu un discours européen propre sur la souveraineté sanitaire. Après tout, l’UE n’a qu’une « compétence d’appui » en matière sanitaire (article 168 du Traité de fonctionnement de l’Union européenne), c’est-à-dire un rôle relativement limité au regard des investissements des Etats-membres. La souveraineté d’un pays peut se définir comme la capacité d’agir et de maîtriser sa destinée, ce qui n’exclut pas des relations d’interdépendance. Elle diffère ainsi de l’autarcie, qui suppose une autosuffisance (quand les ressources propres équivalent aux besoins) et une absence de lien avec l’extérieur.

La question de la souveraineté sanitaire fait apparaître des tensions (plutôt que des oppositions) à au moins trois niveaux : la tension entre une approche personnalisée autour du patient et une approche populationnelle, centrée sur un territoire donné ; une tension entre les compétences nationales en matière de santé et la mise en place d’une politique européenne de santé et de solidarité ; enfin, une tension entre des acteurs publics et de puissants acteurs privés (industries pharmaceutiques, des services et des produits de santé, fondations, ONG, etc.) dans la définition des politiques et des enjeux.

La crise Covid a été propice à l’exposition des insuffisances européenne, mais aussi à des avancées substantielles en matière de souveraineté sanitaire.

La Covid-19 et le vaccin comme révélateurs de souveraineté sanitaire

Dans un essai récent, Cyrille Poirier-Coutansais se demande si le processus de relocalisation ne remonte pas en réalité aux années 2010 plutôt qu’à la crise Covid : cela signifierait, pour l’auteur, que cette crise n’a pas constitué une rupture, mais a plutôt servi de révélateur de tendances préexistantes, œuvrant en faveur de grandes aires de production régionales, redessinant les rapports de force économiques et géopolitiques.[2]

De fait, la communication de Josep Borrell en mars 2020 montre une volonté de reprendre le contrôle sur le secteur de la santé afin de s’assurer de disposer des ressources adéquates pour faire face à la crise : « La crise provoquée par la COVID-19 n’est pas une guerre, mais elle y ressemble en ce sens qu’elle nécessite la mobilisation et l’affectation de ressources à des niveaux sans précédent. La solidarité entre les pays et la volonté de faire des sacrifices pour le bien commun sont déterminantes. Ce n’est qu’en conjuguant nos efforts et en coopérant par-delà les frontières que nous pourrons vaincre le virus et en limiter les conséquences – et l’UE a un rôle central à jouer ».[3]

Si l’UE œuvre pour une mise en commun des ressources, elle est également la proie de discours cherchant à la déstabiliser, et auxquels celui de souveraineté européenne répond. Ainsi, comme l’avance Josep Borrell, la crise actuelle montre « une composante géopolitique caractérisée notamment par une lutte d’influence menée au moyen du façonnage d’image et de la « politique de la générosité ». Armés de faits, nous devons défendre l’Europe contre ses détracteurs ».[4] Les premiers mois ont en effet permis à la Chine et à la Russie de pratiquer des opérations de relations publiques, que la « diplomatie du vaccin » n’a fait que renforcer.

Sur la dimension de solidarité européenne, il faut reconnaître d’emblée qu’elle n’est pas nouvelle : c’est en 1851 qu’a lieu à Paris la première conférence sanitaire internationale, avec pour enjeu la normalisation des règlementations internationales de quarantaine. Cette diplomatie sanitaire avait débouché, après l’épisode meurtrier de la grippe espagnole (avant causé de 20 à 50 millions de morts, peut-être davantage), sur la création du Comité de la Santé et de l’Organisation d’hygiène dans le cadre de la Société des Nations. Ce Comité est l’ancêtre de l’actuelle Organisation mondiale de la Santé (OMS) apparue en 1948. Ce moment de mise en place des organisations multilatérales est également la période initiale de l’intégration européenne : en 1952, Paul Ribeyre, ministre français de la Santé publique et de la Population, propose alors la création d’une Communauté européenne de la Santé, sur le modèle de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. L’échec de ce projet conduit les Européens à n’agir que de manière très limitée en commun[5], le souvenir des grandes épidémies s’estompant. C’est à partir des années 1980, avec l’apparition de nouvelles crises sanitaires (Sida, ESB, affaire du sang contaminé), qu’une politique européenne de la santé émerge, à travers notamment la Directive médicament (1985) ou la création de l’Agence européenne d’évaluation du médicament (1995). A la même époque, l’article 129 du Traité de Maastricht (1992) étend les compétences communautaires à la santé publique selon le principe de subsidiarité, tandis que l’article 152 du Traité d’Amsterdam (1997) précise qu’un « haut niveau de santé humaine » doit être garanti dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques communautaires.

Si la santé reste un enjeu essentiellement national, au gré des avancées de l’intégration européenne, un cadre existe bien pour l’implication de l’Europe en matière sanitaire. Un choc externe puissant comme la crise Covid ne suffit toutefois pas à expliquer la « géopolitisation » du discours sanitaire des Européens : il convient de prendre également en compte le facteur endogène. En effet, depuis le discours d’investiture d’Ursula von der Leyen (novembre 2019), l’idée d’une Europe souveraine a fait son chemin, la « Commission géopolitique » se démarquant de la « Commission politique » de Jean-Claude Juncker.[6] Lors de ce discours devant le Parlement européen, le novembre 2019, elle mentionne explicitement l’affirmation d’une souveraineté européenne : « il faut que nous maîtrisions les technologies clés et que nous, Européens, en soyons propriétaires »[7]. Ce nouveau narratif de la souveraineté rentre en concurrence avec un narratif autoritaire (insistant sur la nécessité de pouvoir prendre des décisions sans contre-pouvoir, que l’on retrouve en Russie et en Chine) et un narratif populiste (récusant le libéralisme politique et le rôle de Bruxelles, que l’on retrouve en Hongrie ou en Pologne). C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la volonté européenne de comprendre la souveraineté sanitaire européenne comme un moyen de mettre en avant le multilatéralisme à l’extérieur et les principes démocratiques à l’intérieur, quand bien même la mise en œuvre de cette politique présente de nombreuses difficultés.

Les moyens de la souveraineté sanitaire

La crise Covid a révélé aux Européens l’importance des enjeux de souveraineté sanitaire, au gré des pénuries de masques, de produits de santé (ex. les respirateurs), de médicaments ou de vaccins. Cette prise de conscience s’est accompagnée d’une réflexion plus approfondie sur les moyens de retrouver une souveraineté en la matière.

Cette volonté ne va pas sans se heurter à un certain nombre de difficultés, au niveau stratégique, tactique, et bien sûr logistique. En effet, la souveraineté sanitaire se trouve parfois à la croisée d’enjeux parfois contradictoires d’ordre économique, politique ou sécuritaire. Elle est également souvent soumise à des contraintes de temps différentes : une logique commerciale de court terme peut s’opposer à un intérêt de sécurité de plus long terme.

Si l’on peut déplorer la dépendance européenne en matière de production de médicaments en provenance d’Inde ou de Chine, ce constat de dépendance que nous déplorons aujourd’hui est le fruit de choix remontant aux années 1990. C’est pour cette raison que le risque de pénurie de médicaments au sein de l’UE a été multiplié par 20 entre 2000 et 2018.[8] A titre d’exemple, 40% des médicaments commercialisés dans l’UE provenant aujourd’hui de pays tiers – alors qu’entre 60 à 80% des substances pharmaceutiques actives sont produites en Chine et en Inde. Cette prise de conscience du risque de pénuries répétées est bien présente dans les propos de l’eurodéputé Nathalie Colin-Oesterlé : « La santé publique est devenue une arme géostratégique qui peut mettre un continent à genoux. Notre dépendance à l’égard des pays tiers est apparue au grand jour avec la pandémie actuelle. Il est nécessaire de relocaliser certains types de production, d’harmoniser les législations et de renforcer la coopération entre États membres afin de parvenir à une plus grande solidarité et de retrouver notre indépendance. »[9] Ces problématiques des chaînes d’approvisionnement doivent nous pousser à envisager une diversification des fournisseurs, par exemple parmi les pays du voisinage, notamment de l’hinterland méditerranéen. Dans le même ordre d’idée, la constitution d’un stock stratégique de médicaments permet de répondre aux risques de rupture d’approvisionnement.

Au-delà de ces risques de pénuries, les Européens doivent renforcer leur position dans le secteur de la recherche et développement dans les technologies critiques et les produits et services de santé, promouvoir des normes élevées, ainsi que la protection de leurs actifs stratégiques. La souveraineté porte aussi une volonté d’éviter le pillage technologique, ou le rachat de technologie par une puissance étrangère. Pour y répondre, l’Europe doit poursuivre sa politique de protection vis-à-vis des investisseurs extérieurs, qu’ils soient chinois, américains ou russes.

Enfin, il ne peut y avoir de souveraineté sanitaire aujourd’hui sans prendre en compte le domaine Cyber. En effet, l’ère du pilotage par les données de santé ouvre de nouvelles perspectives offrant de nouvelles possibilités de prédiction des évolutions en matière de santé, de maladies et d’évaluations des comportements à risques. La crise Covid a par exemple vu se multiplier les usages de l’IA en santé[10], ainsi qu’un essor marqué de la télémédecine. Or, ces progrès ne peuvent se faire qu’à la condition de sécuriser ces données, afin d’éviter qu’elles ne tombent entre les mains des acteurs étrangers sans le consentement des Européens, dans le prolongement de l’adoption du Règlement général de protection des données (RGPD) le 14 avril 2016.La souveraineté digitale est l’un des combats prioritaires de cette Commission et le secteur de la santé n’y échappe pas

Conclusion. La « valse à trois temps » de la souveraineté sanitaire européenne ?

« L’Union, en quelques mois, est ainsi passée de la bureaucratie impuissante à celle de la puissance de la décision, de la solitude des peuples à la solidarité en acte ».[11] Ce constat d’Elie Cohen et Richard Robert amène à envisager la réaction de l’Europe face aux crise, en partant de la matrice de la crise de l’euro, en trois temps : d’abord, la réaction européenne est tardive et inadaptée ; ensuite, la réveil communautaire donne davantage de consistance à l’action ; enfin, surprise par son audace, elle s’imagine en puissance à l’égal de la Chine et des Etats-Unis.

Après une phase initiale où les Européens ont fait preuve d’impréparation, le discours de la souveraineté se complète aujourd’hui du projet d’Union européenne de la santé. Le domaine sanitaire sera un bon indicateur du succès de la revendication européenne d’être davantage souveraine au niveau international.  


[1] Emmanuel Le Roy Ladurie, « Un concept : l’unification microbienne du monde (XIVe-XVIIe siècles), Revue d’histoire suisse, 1973, n°23, p.623.

[2] Cyrille Poirier-Coutansais, La (re)localisation du monde, Paris, CNRS éditions, 2021.

[3] Josep Borrell, « La pandémie de coronavirus et le nouveau monde qu’elle crée », Service européen d’action extérieur, 23 mars 2020,

https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/76411/node/76411_fr

[4] Josep Borrell, art. cit.

[5] Sébastien Guigner, « La santé, un enjeu vital pour l’Europe », Institut Jacques Delors, études et recherche, n°68, 2018, https://institutdelors.eu/wp-content/uploads/2018/01/etud68-sguigner-sante-fr_01.pdf

[6] Florent Louis, « Quatre problèmes géopolitiques de la Commission géopolitique », Le Grand Continent, 8 septembre 2020, https://legrandcontinent.eu/fr/2020/09/08/commission-geopolitique/

[7] Ursula Von der Leyen, « Discours de la Présidente-élue von der Leyen à la séance plénière du Parlement européen à l’occasion de la présentation de son Collège des Commissaires et leur programme », 27 novembre 2019, https://ec.europa.eu/france/news/20191128/discours_ursula_von_der_leyen_fr

[8] Commission européenne, « Orientations pour un approvisionnement optimal et rationnel en médicaments afin d’éviter toute pénurie au cours de la pandémie de COVID-19 », C(2020) 2272 Final, 8 avril 2020, https://www.europarl.europa.eu/news/fr/headlines/society/20200709STO83006/penurie-de-medicaments-dans-l-ue-les-causes-et-les-solutions

[9] Parlement européen, « COVID-19: l’UE doit redoubler d’efforts pour contrer la pénurie de médicaments », 14 juillet 2020, https://www.europarl.europa.eu/news/fr/press-room/20200712IPR83214/covid-19-l-ue-doit-redoubler-d-efforts-pour-contrer-la-penurie-de-medicaments

[10] Florent Parmentier, « Coronavirus : petite géopolitique de l’IA », Telos, 17 février 2020, https://www.telos-eu.com/fr/societe/coronavirus-petite-geopolitique-de-lia.html

[11] Elie Cohen, Richard Robert, La valse européenne. Les trois temps de la crise, Paris, Fayard, 2021, p.26.