Crise en Ukraine : « La stratégie de Vladimir Poutine est celle du bluff » (PARMENTIER – Usbek & Rica)

Usbek & Rica – Il y a quelques jours, alors que la plupart des analystes émettaient les hypothèses les plus alarmistes suite au déploiement de 100 000 soldats russes à la frontière Est de l’Ukraine, le journaliste Pierre Haski relativisait la situation en analysant la démarche du Kremlin comme un simple « coup de bluff  ». Partagez-vous cette analyse ?

Florent Parmentier : J’avoue qu’elle est assez séduisante. Plutôt que d’envisager le pire – une invasion potentielle de l’Ukraine – nous devons privilégier la piste de la pure opération de déstabilisation. Positionner 100 000 hommes aux frontières Est de l’Ukraine, alors que la zone est déjà en proie depuis sept ans à un conflit avec les séparatistes pro-russes qui a coûté la vie à 13 000 soldats ukrainiens, c’est envoyer un signal dont la capacité de nuisance est déjà considérable, sans même avoir à griller une seule cartouche. Pour le Kremlin, il s’agit probablement d’un moyen de maximiser ses demandes face aux États-Unis et à l’OTAN. Face à cela, les États-Unis sont dans une position extrêmement délicate : ils ne peuvent raisonnablement pas abandonner l’hypothèse que l’Ukraine intègre un jour l’OTAN mais, dans le même temps, il est très clair qu’ils ne sont pas prêts à aller jusqu’à déployer des troupes pour défendre l’Ukraine si cela arrive. Le Kremlin est parfaitement conscient de cette situation pour le moins paradoxale.

Il faut bien mesurer ici le changement de paradigme qui s’est produit depuis les années 1990 et la chute de l’URSS. Sur le papier, les États-Unis conservent toujours la même doctrine : tous les anciens satellites de l’Union soviétique sont les bienvenus s’ils souhaitent intégrer l’OTAN. Dans les faits, ils sont désormais confrontés à une forme de réalisme pragmatique qui fait que cette doctrine est largement caduque. Il y a un vrai hiatus entre une tradition historique vieille de trente ans, celle de l’élargissement du « bloc démocratique » à l’Europe de l’Est et à l’Europe centrale, et la réalité d’un « laisser-faire » relatif.

Un « laisser-faire » qui doit largement à la réorientation de la stratégie diplomatique américaine vers l’Asie…

Effectivement, cela fait déjà dix ans qu’on assiste à un déplacement de la stratégie diplomatique américaine sur le front asiatique. Cela fait bien longtemps que la Russie a cessé d’être le « meilleur ennemi » des États-Unis. Depuis le début des années 2010, et surtout depuis l’annexion forcée de la Crimée, en 2014 – la Russie redevient une vague menace mais, que les choses soient claires, c’est désormais la Chine qui constitue l’ennemi principal des Américains.« Les Américains n’ont plus de « temps à perdre » sur la question ukrainienne, leurs priorités sont ailleurs, ce qui rebat totalement les cartes de la géopolitique mondiale »Partager sur TwitterPartager sur Facebook

Cela « démonétise » en quelque sorte non seulement le pouvoir d’influence diplomatique des Russes, mais également celui de l’Union européenne, qui avait un rôle diplomatique de premier plan lorsque les enjeux géopolitiques se focalisaient sur les tensions entre les États-Unis et la Russie. Pour dire les choses clairement : les Américains n’ont plus de « temps à perdre » sur la question ukrainienne, leurs priorités sont ailleurs, ce qui rebat totalement les cartes de la géopolitique mondiale. 

D’ailleurs, on voit bien que l’Union européenne est totalement absente des pourparlers actuels entre Jo Biden et Vladimir Poutine. On pourrait me rétorquer que l’UE a eu son rôle à jouer lors de la formalisation des accords de Minsk II, en particulier la France et l’Allemagne, en 2015. Ce sont la chancelière allemande et le président français qui sont parvenus, à l’époque, à un accord de cessez-le-feu avec leurs homologues russes et ukrainiens dans l’est de l’Ukraine.https://www.youtube.com/embed/k3BkdBD6S_8

Mais depuis, la perception qu’a le Kremlin de l’UE a changé, les Russes ont le sentiment que les Français et les Allemands prennent leurs décisions en fonction de Washington. C’est pourquoi le Kremlin préfère désormais s’adresser directement à Washington. Le lien diplomatique de « subordination » (en tout cas tel qu’il est interprété par les Russes) de l’Union Européenne aux États-Unis les range au rang d’acteurs secondaires.

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L’entretien réalisé par Elena Scappaticci peut être lu dans son intégralité ici.