L’analyste Vladimir Mojegov estime dans une tribune que la guerre russe cherche à sauver l’Europe du “chaos et de la décadence”. A quel point cette rhétorique est-elle de plus en plus présente dans les discours des officiels du régime Russe ?
Dans la tribune à laquelle vous faites référence, l’analyste Mojegov l’idée d’une Russie messianique, présente sous de nombreuses formes dans la pensée russe. Durant le XIXe siècle, un grand débat apparaît entre les occidentalistes, qui pensent que la Russie doit s’inspirer des pays de l’Ouest de l’Europe, et les slavophiles qui pensent que la Russie doit suivre le cours de son propre développement historique. A la chute de l’Empire tsariste, un nouveau mouvement intellectuel des Russes de l’émigration s’est constitué, celui de l’eurasisme, faisant le pari que la Russie dispose d’un espace civilisationnel qui lui est propre. L’URSS a été également animée d’un messianisme, devant accoucher d’un nouveau monde avec la construction du communisme. Historiquement donc, le pouvoir russe ou soviétique est plus préoccupé par la grande mission politique à laquelle il doit prendre sa part plutôt qu’a une définition ethnique de sa nation. La guerre actuelle – dite « opération militaire spéciale » en Russie – doit donc nécessairement revêtir, pour le pouvoir, une dimension politique.
Mais à quoi fait-il donc référence cet auteur en parlant de « chaos et de décadence » à propos de l’Europe ? Il s’inscrit dans le développement d’une pensée conservatrice qui avance que l’Europe, en refusant ses valeurs chrétiennes, tourne le dos non seulement à son passé, mais également à son propre avenir. Ce discours visant à faire de la Russie « le lieu de la Réaction » existe en Russie depuis le début du 3e mandat présidentiel de Poutine, vers 2012. Il est donc en cohérence avec l’orientation du pouvoir depuis une dizaine d’années, alors que les deux premiers mandats de Vladimir Poutine pouvaient être vus comme brutaux à bien des égards, mais pragmatiques et non-idéologiques.
Si Poutine décidait de lancer une grande guerre contre l’Europe, quelle que soit sa forme, la Russie en aurait-elle les moyens, à la fois militaires, financiers, politiques, diplomatiques, mais aussi de soft power ?
Il faut ici définir ce que l’on entend par « grande guerre », de son intensité, de sa durée et de ses ramifications : imagine-t-on un conflit nucléaire ou une guerre conventionnelle ? Fait-on l’hypothèse d’une guerre courte ou d’un affrontement long ? Implique-t-on une Russie seule face au monde occidental ou quelque chose comme une alliance de pays souhaitant la suivre ?
Pour l’heure, l’Armée russe s’est considérablement affaiblie face à l’Ukraine (tout comme l’Armée ukrainienne par ailleurs), alors même qu’elle n’a pas affronté un seul soldat de l’OTAN. La capacité productive des pays visés est considérable. De fait, une attaque conventionnelle paraît improbable, une attaque nucléaire très difficile à imaginer. En revanche, la Russie, si elle considère l’Occident comme l’ennemi et réciproquement, sera tentée d’effectuer un certain nombre de démarches hostiles (cyber, opération d’influence et de déstabilisation des sociétés, etc.), dont les effets pourraient se faire plus ou moins sentir.
Quelle est la capacité actuelle de la Russie de déstabiliser le monde occidental ?
A première vue, le poids de la Russie au sein de l’économie mondiale ne lui permet pas de rivaliser avec le monde occidental, tandis que son armée a connu de très sévères difficultés depuis le 24 février dernier en Ukraine. Une chose est la rhétorique, autre chose est la réalité.
La question est donc plutôt de savoir si la politique de la Russie peut amener à faire bouger les lignes du système international dans lequel les pays occidentaux ont encore un rôle prééminent, Etats-Unis en tête. Ici, il faut souligner plusieurs points. Tout d’abord, la Russie joue un rôle important sur le marché des matières premières : pour l’UE, c’est un peu moins de la moitié du gaz et du charbon qui vient de Russie, et entre 25 et 30% pour le pétrole ; il faudrait également parler de l’azote, qui est un engrais essentiel, ainsi que d’autres matières premières ; les marchés connaîtront de nombreux désordres. Ensuite, il faut observer que certains acteurs internationaux s’adaptent à cette nouvelle réalité ; l’Inde refuse explicitement de trop condamner la Russie et lui rachète davantage de pétrole, tandis que l’Arabie saoudite ou les Emirats arabes unis rechignent à augmenter leur production pour suivre la politique américaine. Les effets de cette déstabilisation se feront sentir, notamment ce qui concerne le commerce des céréales et des matières agricoles.
En d’autres termes : les dirigeants russes savaient qu’ils seraient sanctionnés en lançant cette guerre, mais ils font le pari qu’à terme ce système international qu’ils dénoncent va s’effondrer. La suprématie du dollar dans les échanges est notamment scrutée à Moscou, comme à Pékin.
Avons-nous, en Europe et en Occident, les moyens de répondre aux menaces Russes ?
Tout dépend, là également, de l’enjeu dont on parle. Pour l’heure, le courage des Ukrainiens au combat nous dispense de nous poser directement la question. Mais en dépit de leur niveau de richesse, les Européens n’ont pas fait d’efforts en matière d’investissement de défense, et quand ils investissent, ils ne le font pas nécessairement à bon escient.
L’objectif pour les Européens est donc celui de la défense de l’Europe, qui ne peut être qu’un préalable à une Europe de la Défense, qui doit advenir avant qu’un nouveau candidat populiste n’émerge aux Etats-Unis. Imagine-t-on la situation actuelle si Donald Trump était encore président américain ? A contrario, si Vladimir Poutine venait à disparaître, comment contribuer à un rapprochement entre les Européens et une Russie, qui sera amenée à évoluer pour reprendre le chemin du dialogue ?
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