Sandra Dias Fernandes est Assistant Professor à l’Université du Minho (Portugal) et chercheuse au Centre de recherche en science politique. Elle intervient régulièrement sur la chaîne RTP. Elle est titulaire d’un doctorat de Sciences Po (2010) et d’une habilitation (2022).

Plusieurs signaux sont émis, de façon de plus en plus visible, pour inciter à penser le conflit ukrainien dans le long terme. Dans la perspective des effets de l’hiver sur les capacités offensives des deux camps, et face à la terreur énergétique vécue par les ukrainiens, le refus du président Zelensky de négocier avec Vladimir Poutine doit être appréhendé sous plusieurs angles.
Le volontarisme de l’administration Biden – qui a déjà soutenu Kiev à hauteur de 20 milliards de dollars cette année – a survécu aux élections législatives de mi-mandat. Le retour relatif des Républicains sur le devant de la scène politique peut signifier un changement de cap puisqu’ il s’agira de ne plus « signer de chèque en blanc à l’Ukraine », selon Kevin McCarthy qui est pressenti pour présider la nouvelle Chambre républicaine.
C’est dans ce contexte qu’il faut lire les contacts entrepris par Washington envers Moscou, ainsi que les appels publics envers le président ukrainien à flexibiliser son approche diplomatique avec les russes. Les États-Unis invoquent deux raisons majeures : faire reculer la menace d’une guerre nucléaire et maintenir les appuis d’États-tiers qui souffrent des conséquences économiques de la guerre. Selon la Maison blanche, dans le long-terme, tant les critiques récurrentes des officiels ukrainiens dirigées aux donateurs que le refus des négociations nuisent à la cause du pays.
Ces signaux anticipent-ils un changement de stratégie de la part du second plus grand soutien financier et matériel de Kiev ? En effet, depuis décembre 2022, l’Union européenne (UE) a dépassé les États-Unis comme principal donateur de l’Ukraine. A défaut de connaître dans l’immédiat la réponse à cette question, nous pouvons identifier les éléments qui influencent les impacts géopolitiques majeurs du conflit à l’échelle européenne et mondiale. Ces éléments pèsent non seulement sur la capacité matérielle des belligérants comme sur la dimension idéologique de la guerre. Cette dernière est de plus en plus le nœud du conflit puisqu’elle contribue à déterminer et à justifier les options des deux camps.
Le Président russe, peu visible les premiers mois du conflit, a multiplié depuis septembre les apparitions publiques où il fustige l’« Occident collectif », mêlant accusations de russophobie et danger existentiel pour son peuple multiculturel. Dans son allocution annuelle au Club de Valdai, Poutine a repris les leitmotivs de son argumentaire, dans une invective violente qui dépeint une Russie victime de l’Histoire pour laquelle elle s’est sacrifiée et qui est injustement non reconnue. Le culte stalinien de la seconde guerre mondiale est repris pour affirmer une identité russe indissociable de sa grandeur de puissance mondiale.
Cependant, la Russie moderne, née des cendres de l’URSS en 1991, n’a jamais été aussi petite dans son histoire, étant tout de même le plus grand pays de la planète avec 11 fuseaux horaires. L’histoire russe est le récit de son voyage vers l’Europe, un héritage profond du tsar Pierre le Grand qui a voulu moderniser le pays et faire accepter la Russie par l’Europe. Le moment était alors venu pour le pays de s’insérer dans le nouveau système d’alliances européennes, après une longue période de mépris. Poutine rompt avec cet acquis de Pierre le Grand, qui avait lutté contre un isolement séculaire parallèle – et aliéné de Moscou – à l’émergence d’une civilisation européenne à la Renaissance.
La construction de l’identité européenne de la Russie, du point de vue de sa politique étrangère, ne s’est pas faite sans hésitation et méfiance mutuelle. Du temps de l’isolement, des stéréotypes sont restés sur la difficulté à comprendre la Russie, tantôt exotique, tantôt barbare, malgré la reconnaissance de son identité européenne et de sa place au sein des puissances.
L’une des facettes du choc géopolitique actuel est précisément liée à la rupture interne du pays. La Russie de Poutine n’est plus européenne mais n’est pas encore une autre entité, notamment asiatique. Depuis plus d’une décennie, nous avons vu le Kremlin revenir sur la grande scène mondiale. L’image de l’ours russe se réveillant d’une longue période d’hibernation suggérait la nécessité de son apprivoisement. La tâche était difficile, chronophage et s’inscrivait dans une architecture complexe de coopération, notamment avec l’Union européenne.
La rupture sans équivoque des relations entre les deux plus grands voisins du continent a détruit l’idée d’une « maison européenne commune ». Construire cette « maison » imaginée par Gorbatchev (décédé en mars de cette année) s’est avéré être un idéal assez naïf dans le contexte des années 1990, où les termes communs étaient en fait imposés à Moscou en raison de sa position de fragilité. La nouvelle Russie post-soviétique revendiquait toujours son appartenance européenne et son rôle dans un continent partagé. Aujourd’hui, au contraire, elle se revendique ultra-nationaliste et isolationniste.
Le visage de marbre froid du président russe a cessé de se soucier non seulement de l’image internationale du pays mais aussi de la construction d’un monde et d’une Europe auxquels la Russie participerait. Dans ce monde, les institutions internationales permettent d’atténuer, bien que de manière imparfaite, la lutte effrénée et violente pour le pouvoir en faveur de l’humanisme. Négocier avec un dirigeant qui a rompu avec la tradition européenne de la Russie, y compris ses valeurs, ses principes et sa vision du monde, est un défi de taille.
Ainsi, la nouvelle cartographie européenne n’inclue pas seulement la souveraineté territoriale de l’Ukraine et l’observation quotidienne des offensives et contre-offensives. Elle reflète l’équilibre géopolitique de l’Europe, dans lequel se dessine une nouvelle ligne de partage, séparant l’Europe occidentale (un concept profondément géopolitique) de la Russie et de ses alliés (la Biélorussie).
L’insatisfaction russe à l’égard de ses relations avec l’Occident a été un terrain fertile pour le retour de ses perspectives eurasiennes, dont la version la plus extrême est formulée par des idéologues comme Alexandre Dougine. Cette vision du monde a été suivie dans une version plus modérée par le Kremlin et présentée, en 2015, par Poutine comme la « Grande Eurasie », abandonnant la volonté de participer à la création d’une « Grande Europe ». La Russie a largement utilisé cette vision pour justifier le rapprochement des pays de l’espace ex-soviétique avec Moscou et pour orchestrer un basculement vers l’Asie et la Chine, tout en s’éloignant des relations avec l’Europe. De plus, l’ «étranger proche» russe (les 15 États qui faisaient partie de l’ex-URSS) représente une frontière politique et opérationnelle infranchissable, où l’Ukraine revêtait une importance particulière aux yeux du Kremlin, élevée au rang d’obsession personnelle pour Poutine.
La Russie est aujourd’hui en dialogue étroit avec des pays qui partagent le défi à l’hégémonie américaine, tout en étant prématuré d’y voir un véritable bloc politico-diplomatique. Dans ce contexte, le rôle de la Chine et des acteurs régionaux tels que la Turquie et l’Iran ressort. Le Kremlin comprend et fait place aux intérêts régionaux de ces derniers.
Dans le monde complexe de l’interdépendance mondialisée, le pouvoir a de multiples facettes. Comment le mesurer ? La réponse à cette question très difficile nous dirait quand la guerre finirait. Nous voyons que Poutine fait preuve de faiblesse derrière ses manifestations de force, tout étant encore à prouver définitivement.
Dans sa relation avec Pékin, Moscou est dans une position asymétrique avec la deuxième plus grande puissance commerciale du monde. Si l’Empire du milieu est une alternative pour Poutine dans le cadre des sanctions économiques, il reste une option limitée et conditionnée par l’intérêt chinois à éviter l’affrontement avec l’Occident, afin de maintenir le statu quo favorable à son développement économique et au maintien de son régime autoritaire.
Le moment de crise actuel a un fort potentiel pour forger de nouvelles identités dans l’environnement mondial et les capacités en termes de « soft power » apparaissent comme un outil de politique étrangère essentiel pour faire avancer et façonner le nouveau monde en devenir.
Le classement produit par l’indicateur « Soft Power 30 » place la Russie à la dernière place du classement, en baisse. La France occupe la première place, en hausse. Les États-Unis sont à la 5ème place, en baisse. La Chine est le 27ème pays derrière le Brésil. Les quatre premiers pays du tableau sont européens. D’un point de vue européen, l’idée d’ « Occident » et son projet normatif, comprenant liberté, égalité, progrès et droit – inscrits dans la Charte des Nations Unies – sont centraux.
Le multilatéralisme, dont la référence historique reste l’Organisation des Nations Unies (ONU), est fragile parce que les puissants s’en éloignent actuellement et parce qu’il doit être amélioré pour apporter des résultats aux peuples et aux sociétés, offrant ainsi des alternatives aux pulsions nationalistes (protectionnistes et isolationnistes) qui proposent des solutions plus simples. Les besoins de gouvernance mondiale face à la multiplication des biens communs (tels que l’environnement et la santé) nous rappellent également que les individus et les sociétés font, aujourd’hui, partie intégrante du jeu international.
Les tensions et les escalades de la guerre en Ukraine doivent conduire à la table des négociations, où les États européens et non membres de l’OTAN (Ukraine) doivent être présents. Le pari de la « patience stratégique » de la part des européens nécessite une forte prise de conscience collective du monde à venir où prolifèrent l’opportunisme politique et le révisionnisme. L’espace pour la diplomatie est certes exigu mais la question n’est éventuellement pas tant de savoir quand ce moment arrivera-t-il mais comment agir, entre-temps, pour façonner un nouvel ordre international qui ne soit pas un retour vers le futur.
La mise en œuvre, d’ores et déjà historique, de l’embargo européen sur le pétrole russe et de la concertation internationale sur le plafonnement de son prix annoncent un nouveau monde énergétique. Dans la durée, faire aboutir ce monde sans la Russie implique une gestion précise des pénuries de la part non seulement des politiques publiques mais aussi des consommateurs, en attendant les résultats palpables de la transition énergétique.