Cyrille BRET – 19 décembre 2014
La conférence de presse du Président de la Fédération de Russie du 18 décembre 2014 a souligné qu’il considérait Boris Eltsine comme sont contre-modèle absolu. L’ours sans griffes et sans crocs tant vilipendé par le président russe hier, c’est Elstine.
Un président fort malgré l’adversité
Le 18 décembre 2014, le président de la Fédération de Russie a répondu pendant plus de trois heures aux 53 questions posées par les journalistes russes et étrangers présents au centre de commerce international de Moscou. Maîtrisant parfaitement l’exercice de la grande conférence de presse de fin d’année auquel il est rompu depuis plus d’une décennie (c’était la dixième édition de ce format), le président Poutine s’est montré à la fois rassurant et accusateur sur les trois sujets les plus tendus de la conjoncture actuelle : la crise monétaire et la situation économique de la Fédération, la politique intérieure et les futures élections générales ainsi que la crise Ukrainienne et les relations de la Russie avec l’Occident.
Il s’agit là d’un retour caractérisé aux lignes de force traditionnelles de la diplomatie russe depuis la fin de l’URSS en 1991. Moins qu’une atmosphère de guerre froide, la conférence de presse a instillé une ambiance de début des années 2000. Combattre le spectre de la Russie affaiblie, humiliée et ouverte de Boris Eltsine, voilà la mission que s’est assignée le président russe, hier comme depuis le début de son exercice du pouvoir.
La crise monétaire : de la réponse financière à la lecture géopolitique
Pris dans une conjoncture monétaire critique, le président russe a affronté un feu roulant de questions sur la dépréciation massive du rouble depuis le début de l’année (-50 % face au dollar américain depuis janvier 2014) et depuis lundi (- jusqu’à -20 % en deux jours à un niveau de 100 roubles pour un euro). La réponse du président à la crise monétaire a été essentiellement politique : le cours du rouble est selon lui l’objet de manipulations occidentales hostiles à la politique russe en Ukraine.
Loin de détailler les mécanismes correctifs envisagés (contrôle administratif des changes et des mouvements de capitaux ou bien injections de liquidités et relèvement nouveau des taux), le plus haut magistrat de Russie s’en est tenu à une grille de lecture et à une ligne d’action géopolitique : contre les menées de financiers occidentaux, la Russie doit garder la tête froide et refuser de lier questions monétaires et intérêts géopolitiques. Il a ainsi dédouané sa politique économique et sa ligne d’action en Ukraine de la responsabilité de l’inflation actuelle.
Il est vrai que la réponse financière avait été donnée la veille : l’injection de plus de 5 milliards de dollars sur le marché monétaire et le relèvement des taux directeurs par la Banque centrale de Russie le mercredi 17 décembre avaient déjà enrayée la spirale de dévaluation.
L’enjeu de cette crise monétaire, pour le président russe, dépasse largement les risques d’érosion de sa popularité que les observateurs occidentaux soulignent (aussi fréquemment qu’à tort) depuis le début des mandats de Vladimir Poutine. Pour les Russes, crise monétaire et hyperinflation annuleraient la décennie 2000 et replongeraient la Russie dans les années Eltsine où le rouble cohabitait avec une dollarisation de plusieurs secteurs de l’économie et où la division de la société entre ceux qui avaient des devises et ceux qui n’en avaient pas jouait à plein.
Stabiliser le cours du rouble, même à un niveau bas, est la priorité des autorités russes pour continuer à donner corps au retour de la Russie à la puissance. De ce point de vue, la stabilité des cours du rouble durant la conférence de presse est un premier signe de succès. L’hyperinflation elstinienne semble évitée, pour le moment du moins.
Difficultés économiques : les hydrocarbures, assurance-vie de l’économie russe
L’autre sujet économique sur lequel le président russe a voulu réaffirmer sa maîtrise et diffuser des messages rassurants est la crise économique et budgétaire engagée durant l’hiver 2013 et accentuée depuis par la baisse des cours des hydrocarbures ainsi que par les sanctions économiques de l’Union européenne et des Etats-Unis.
Là encore, les réponses techniques ont commencé à être apportées bien avant la conférence de presse d’hier. Depuis le mois de novembre le ministère de l’économie a annoncé un taux de croissance nul ou presque (+0,6 % de croissance de PIB) pour 2014 et une récession caractérisée pour 2015. Il a ainsi continué à préparer l’opinion russe à des années de vaches maigres, tant en termes de dépenses publiques (largement dépendantes des recettes d’exportation d’hydrocarbures) que de consommation privée (sensiblement renchérie par la chute du rouble et les embargos décrétés par l’administration russe au titre des contre-mesures aux sanctions occidentales consécutives au conflit en Ukraine). Les contribuables, les consommateurs et les administrés russes sont prévenus de la baisse généralisée du bien-être en Russie à court terme. L’utilisation des réserves de change accumulées durant la dernière décennie et l’excédent de la balance commerciale (148,4 milliards de dollars en 2014) ne seront que des amortisseurs provisoires.
Le président russe s’est donc réservé hier une lecture politique et de moyen terme sur l’économie russe. La crise énergétique actuelle est largement artificielle selon lui : la coalition d’intérêt autour du pétrole saoudien et des énergies non conventionnelles américaines exercerait une pression à la baisse temporaire sur les cours. Les besoins énergétiques structurels de l’Occident en général et de l’Europe en particulier constitueront des forces de rappel salutaires à l’économie russe. D’ici deux ans, ces facteurs joueront, selon le propos liminaire à la conférence de presse, dans le sens d’un retour de la croissance en Russie. L’interdépendance gazière entre l’Europe et la Russie doit donc servir de facteur objectif d’apaisement. De ce point de vue, l’arrêt du gazoduc South Stream n’est qu’un phénomène circonscrit.
Là encore, le président russe donne un signal clair : grâce à un secteur énergétique contrôlé directement ou indirectement par l’Etat, il entend redresser à terme l’économie russe. La libéralisation chaotique de la décennie 1990 est donc loin d’être à l’ordre du jour. Les Putinomics ne ressembleront pas au Eltstinomics fondés sur la libéralisation de l’économie, l’ouverture du marché intérieur et le blanc-seing accordé aux oligarques. Pour le pouvoir actuel, l’économie suit la politique et non l’inverse, comme dans les années 1990.
Politique intérieure : statut ambigu pour l’opposition et pudeurs démocratiques pour les élections
En politique intérieure, la force du président s’est affirmée à travers un propos éloquent sur le statut de l’opposition politique. Selon le président russe, la frontière entre opposition politique et cinquième colonne est toujours aussi difficile à tracer. Voilà les mouvements de protestation prévenus sur le statut qui leur sera conféré : ils seront considérés comme des agents de l’influence occidentale. Et une alternance interne au parti présidentielle a elle aussi été écartée avec une assurance significative.
Cette démonstration d’autorité a toutefois été tempérée, essentiellement pour la forme, par le refus du président russe d’annoncer sa candidature aux prochaines élections générales en 2018.
Président fort avant tout, le dirigeant russe a eu pour but moins de « rétablir l’empire », de « restaurer l’autocratie » ou encore de « sauver son pouvoir » prétendument chancelant comme bien des observateurs s’acharnent à le dire, que de dissiper le spectre d’un président impuissant. Les Russes pardonnent bien des choses à leurs dirigeants mais sûrement pas la faiblesse.
Relations internationales : retour au tournant des années 2000
En politique extérieure, le retour aux termes de l’équation du début des années 2000 est évident. Obsédée par son évident déclin face à une Amérique en essor, la Russie du jeune président Poutine avait alors pour priorité de reconquérir un statut stratégique et de reconstituer une zone d’influence dans son étranger proche.
Concernant l’Ukraine, la « créativité tactique » des diplomates, des militaires, des hommes d’affaire et des dirigeants politiques russes s’est trouvée réaffirmée hier. S’en tenant strictement au discours d’une « tierce partie » dans un conflit entre Ukrainiens, le président russe a même continué à se proposer en médiateur. Le message est clair : il ne pliera pas et continuera à défendre les intérêts russes en Ukraine par des moyens considérés comme incompatibles entre eux par les partenaires occidentaux. Et il continuera à alimenter l’image d’une Russie extérieure au conflit et pourvoyeuse seulement d’aide humanitaire dans le bassin du Don. De même, la question de la Crimée a été complètement désolidarisée du dossier ukrainien : il s’agit d’une auto-détermination irréversible.
Concernant les relations internationales, le président Poutine opère sa propre version du reset théorisé par le président Obama au début de son premier mandat. Loin de vouloir annuler l’hostilité des années 2000 comme le souhaitait le président américain, le président russe en revient à une vision de la Russie comme assiégée par les bases américaines, le projet de bouclier anti-missile, l’extension de l’OTAN et la subversion politique dans les pays limitrophes.
Là encore, le président russe s’est montré intransigeant sur la défense des intérêts nationaux de son pays pour signaler à son opinion publique qu’il ne serait pas question de les réduire comme cela avait été fait par l’administration Eltsine au moment de la plus grande faiblesse du pays.
Revivifier un nationalisme obsidional et une diplomatie « créative » ou non-conventionnelle, tels ont été les axes du discours présidentiel. Là encore le contre-modèle est la diplomatie eltsinienne, coupable aux yeux d’une bonne partie de l’opinion, d’avoir péché par naïveté ou par faiblesse en acceptant les règles officielles du concert des nations tout en négligeant les véritables rapports de force des relations avec l’Occident.
Eltsine n’est pas seulement le prédécesseur et le patron politique de Poutine, c’en est le contre-modèle absolu. L’ours sans griffes et sans crocs tant vilipendé par le président russe hier, c’est lui.
La mise en perspective historique en Russie, par opposition au modèle précédent et en continuité permanente depuis l’accession au pouvoir de V. V. Poutine, très bien analysée dans cet article, permet au lecteur d’anticiper les menées d’un acteur géopolitique redoutable que l’on pense ‘imprévisible’ mais qui, comme le soutient l’auteur depuis plus d’un an, est à remarquer. La ‘logique’ de ce pays s’affirme clairement sous la plume de l’auteur. Qu’il en soit remercié.
Bonjour,
J’apprécie l’éclairage donné par ce blog. Même si nous ne partageons pas la même grille de lecture des relations internationales ni les mêmes positions politiques, vos analyses constituent un contre-poids bienvenu aux discours exaltés et paranoïaques que l’on trouve dans les médias mainstream traditionnels et ceux de la galaxie conspi-souverainiste.
Je trouve cependant la formule « Les Russes pardonnent bien des choses à leurs dirigeants mais sûrement pas la faiblesse » utilisée dans cet article malheureuse. Elle me semble témoigner d’une forme d’orientalisme qui essentialise les russes en leur attribuant les qualités traditionnelles associées aux « peuples orientaux » soumis au « despotisme oriental »: frigidité à l’égard de la démocratie libérale, attrait de la « force » et impulsivité, rejet de la « raison », culte de la virilité … Poutine joue d’ailleurs pleinement avec ce registre de représentations pour se légitimer.
Par ailleurs, je pense qu’il serait intéressant de développer d’avantage dans ce blog l’analyse de la politique extérieure russe à la lumière des dynamiques internes à la Russie. Les analyses mainstream ont souvent tendance à abstraire la politique de Poutine d’une étude des bases sociales du régime Poutinien et de l’Etat russe en général. Une analyse de la politique extérieure russe en termes de « state/society complex » pour reprendre le concept de Cox serait par exemple bienvenue. Certaines questions qui viennent à mon esprit de non-spécialiste pourraient-être:
1) En quoi le discours d’unité nationale et la désignation classique de l’ennemi (classique au sens d’un ennemi étatique clairement identifié et non d’une menace vague comme le « terrorisme » ou « l’islam) occidental sous-tendent-ils l’hégémonie des forces sociales agrégées autour de Poutine et légitiment-ils un accroissement du contrôle social de type autoritaire ?
2) Le basculement Elstine-Poutine correspond-il à un basculement de l’hégémonie d’une fraction des classes dominantes au profit d’une autre ou d’avantage à un revirement stratégique global de l’ensemble de la bourgeoisie russe ?
3) Les forces d’oppositions libérales soutenues par l’occident reflètent-elles les intérêts de fractions marginalisées au sein des classes dominantes ?
4) En quoi la structure de classe particulière de la Russie se reflète-t-elle dans la politique extérieure russe ? En quoi par exemple les fameux « oligarques » se différencient-ils des grandes bourgeoisies occidentales et en quoi cela influe-t-il sur la politique extérieure russe ?