Ce que Montesquieu peut nous apprendre de la situation en Ukraine

Florent PARMENTIER – Cyrille BRET – 16 décembre 2014

Depuis des années, les commentateurs spécialisés, les spectateurs engagés et les voyageurs passionnés parcourent l’Ukraine en soulignant les divisions de ce pays. Diversité linguistique, hétérogénéités économiques, division géostratégique ou encore clivages historiques : tout montrerait que l’Ukraine est un État sans nation, un pays sans peuple. De sorte que, détournant une fois de plus l’une des phrases les plus célèbres de l’auteur des Lettres persanes, on en vient presque à se demander : « Comment peut-on être Ukrainien ? ».

Fort précieux à l’heure de dresser un bilan sur la situation de l’Ukraine un an après les événements d’Euromaidan, ce roman épistolaire (et, à plus d’un titre, toute l’œuvre de Montesquieu) nous invite à raisonner en décentrant notre regard. Cela peut paraître paradoxal, puisque le « doux commerce » tant vanté par l’ancien édile de Bordeaux n’a pas permis dans le cas ukrainien de rapprocher les peuples et que c’est précisément la non-ratification de l’accord de libre-échange approfondi et complet qui a servi de détonateur au mouvement de Maïdan, et à la discorde entre Européens, Russes et Ukrainiens

 

Deux décennies de coexistence annulées

Ce qui avait commencé il y a tout juste un an par une « révolution pour la dignité » a finalement conduit quelques mois plus tard à l’annexion de la Crimée et aux affrontements militaires en Ukraine orientale.

Il faut reconnaître que la tentative manquée d’abrogation du statut des langues minoritaires aux premières heures de l’après-Ianoukovitch a été une erreur historique : elle a crispé et révolté de nombreux Ukrainiens russophones. Deux décennies de coexistence depuis l’indépendance de 1991 ont ainsi été fragilisées par cette faute originelle, dont les conséquences ont été amplifiées par la politique russe ainsi que par les erreurs d’un gouvernement de Kiev en proie aux difficultés.

Le retour de l’empire ?

La Moscovie depuis déploie une politique d’une agressivité caractérisée, qui marque une inflexion non seulement dans ses relations avec ses voisins, mais aussi en son sein, avec un raidissement nationaliste conservateur définitivement assumé.

C’est là sans doute une autre leçon de l’auteur des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence : un empire fondé par les armes a besoin d’être soutenu par les armes. Autrement dit, la guerre du Donbass a fatalement mené à la création d’un pseudo État en Ukraine orientale, non-reconnu au niveau international et non intégré au reste de l’Ukraine. Ce conflit non-résolu risque de durer, son pouvoir restant confisqué par des militaires séparatistes. Il conduit également à un raidissement du pouvoir en Russie, où la population est pour le moment partagée entre l’admiration pour un Président donnant au pays un sentiment de puissance retrouvée et son peu de confiance envers les élites.

De l’Esprit des Lois aux lois de l’esprit

Montesquieu reste le philosophe qui, avec Rousseau, pense le « bon gouvernement » quand d’autres font davantage confiance au despote éclairé. Encore un paradoxe pour Montesquieu, que Catherine II lit et dont elle prétend s’être inspirée pour réformer la Russie.

Pour les Européens, et les réformateurs ukrainiens, c’est sans nul doute le Montesquieu de L’Esprit des Lois qu’il faut convoquer pour affronter les défis de l’affaire ukrainienne. Le bon gouvernement, ou le chemin de l’État de droit, doit constituer la ligne de conduite des autorités politiques ukrainiennes. Convaincre les citoyens du Donbass que l’on vit plus en liberté à Kiev qu’à Donetsk, c’est contribuer à réunifier l’Ukraine plus sûrement que par les armes. Cela exige de réformer profondément une Ukraine vampirisée par les oligarchies et les pouvoirs arbitraires, à l’origine de la colère de nombreux Ukrainiens.

Adopter des paquets législatifs dictés par l’Union européenne ne suffira pas : ce sont les pratiques qui doivent changer. Les bonnes lois ne valent que si elles sont appliquées, aurait pu dire encore notre philosophe.

Espérons néanmoins que tous se souviendront de la sagesse d’un penseur européen d’avant l’ère du nationalisme : une guerre entre Européens reste une guerre civile. Il n’est que temps de commencer à construire la paix, précisément en raison du fait que les hostilités risquent, hélas, de reprendre autour du Donbass (elles n’ont d’ailleurs jamais véritablement cessé). Pour respecter l’esprit des lois, il est grands temps d’écarter la force et d’adhérer aux lois de l’esprit.

Cet article a été publié sur le Huffington Post : http://www.huffingtonpost.fr/florent-parmentier/montesquieu-crise-ukraine_b_6299892.html

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