L’identité européenne : une question maudite ?

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 Cyrille BRET – 29 avril 2015

Au fil des décennies, les discussions sur l’identité européenne ont acquis un statut proche de celui qu’on prête aux disputes théologiques médiévales : interminables, indéchiffrables et indécidables, elles porteraient sur un problème aussi fondamental qu’insoluble.

Pour lire l’intégralité de la tribune :  http://www.generationlibre.eu/blog-des-experts/droit-de-la-concurrence-et-identite-europeenne et http://www.contrepoints.org/2015/05/02/206330-quest-ce-que-lidentite-europeenne

Au fil des décennies, les discussions sur l’identité européenne ont acquis un statut proche de celui qu’on prête aux disputes théologiques médiévales : interminables, indéchiffrables et indécidables, elles porteraient sur un problème aussi fondamental qu’insoluble. Circonstance aggravante, pour répondre à la question « Qu’est-ce que l’Europe ? », les candidats sont légions : valeurs judéo-chrétiennes ou principes des Lumières, économie sociale de marché ou libéralisme antitotalitaire, pacifisme chronique ou culte invétéré du droit, antinazisme ou antisoviétisme, etc. Ces réponses familières sont constamment convoquées pour arbitrer des questions déterminantes pour l’Europe : où passent ses frontières ? Qui peut (et qui doit) être Etat candidat ? L’Europe est-elle une idée universelle ou une identité locale ?

Désespérément recherchée et absolument nécessaire, l’identité européenne semble indéfinissable. Il est vrai qu’on l’assimile souvent à une essence transcendante.Cette interrogation constitue une véritable « question maudite » de notre continent, pour transposer au 21ème siècle européen une des expressions favorites du 19ème siècle russe.

Les affaires Gazprom et Google : la force de l’évidence

Et si ce secret insaisissable était là, sous nos yeux ? Et si cette pierre philosophale était déjà entre nos mains ? Les actions concrètes des Commissaires semblent trancher par la pratique ce que les discussions devenues classiques peinent à résoudre par la théorie.

Les actions pour abus de position dominante engagées ces dernières semaines par Margrethe Vestager, Commissaire européen à la concurrence, contre les sociétés Google et Gazpom, ont assurément le côté rébarbatif et l’aspect terre-à-terre de toute entreprise administrative. Fondées sur l’article 102 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), elles répondent au serment des Commissaires européens, principaux dépositaires du respect des traités et de l’intérêt général de l’Union. Elles sont encadrées par des règles procédurales précises : communication par la « DG Comp. » (la direction générale de la concurrence en novlangue bruxelloise) d’une liste des griefs, délai de douze semaines pour les réponses, examen contradictoire, test de concurrence, etc.

En quoi ces procédures technocratiques pourraient-elles apporter une solution à la « maudite question » de l’identité européenne ?

C’est que ces actions d’éclat ont la force de l’évidence et la puissance de la concrétude. Dans les cas d’abus de position dominante, c’est un des piliers de la construction européenne qui est en jeu : la protection de la concurrence non faussée.

Proclamé dès les origines de la construction européenne par l’article 3 du Traité de Rome, ce principe est décliné sous plusieurs formes. Le droit européen proscrit et punit tout ce qui pourrait causer des distorsions de concurrence et ainsi compromettre l’existence d’un marché unique. L’interdiction des abus de position dominante se conjugue ainsi avec celle des ententes ou « cartels » de l’article 101 du TFUE, avec l’encadrement des subventions publiques ou « aides d’Etat » de l’article 107 du TFUE ainsi qu’avec le contrôle des concentrations par la Commission européenne en vertu d’un règlement de 2004.

La défense du marché unique et la lutte contre les pratiques économiques déloyales, qu’elles émanent des pouvoirs publics ou des entreprises privées, sont loin d’être des tabous bureaucratiques ou des résidus historiques. A travers la préservation de la concurrence, c’est tout simplement la continuation de la construction européenne qui est à l’œuvre.

En effet, condamner les pratiques anti-concurrentielles, c’est tout d’abord préserver les intérêts, le pouvoir d’achat et donc le niveau de vie des consommateurs européens. Quand une entreprise dominante ou un cartel usent de leur pouvoir pour augmenter les prix, abaisser la qualité des produits ou réduire l’éventail du choix du consommateur européen, c’est tout simplement le niveau de l’alimentation, de la santé, du travail, etc. qui est pénalisé.

Protéger l’existence même d’un marché libre, c’est également garantir les nouveaux entrants contre les pratiques proprement tyranniques des entreprises rentières et des cartels installés en cerbères à l’entrée des marchés. La possibilité même de l’innovation issue de la liberté d’entreprendre (toutes deux essentielles pour l’économie de la connaissance, pour la compétitivité et pour le développement humain de l’Europe) voilà ce que garantit le droit de la concurrence.

Le droit de la concurrence est ainsi la cheville ouvrière de la liberté de produire, de commercer, de consommer et d’innover en Europe.

Droit de la concurrence et défense du pluralisme

Il convient toutefois d’aller plus loin : la portée du principe de libre concurrence déborde largement la sphère économique.

Certes, le droit de la concurrence est fréquemment décrié en Europe et tout particulièrement en France. Le procès est instruit depuis longtemps : ce droit démantèlerait les services publics à la française, instillerait le libéralisme de l’anti-trust américain dans le modèle rhénan cher à l’Europe continentale et consacrerait la démission du politique face à l’économique. En somme, le droit de la concurrence serait un dévoiement de l’idée européenne.

A la lumière des « affaires » Google et Gazprom, contre cet acte d’accusation, il est possible de rappeler la portée historique et de retrouver la signification politique du droit de la concurrence.

L’interdiction des abus de position dominante porte en elle le projet anti-hégémonique européen. L’abus de dominance met en effet en jeu une libido dominandi tyrannique. La Commission et la Cour le définissent par un comportement unilatéral visant à s’abstraire de toute contestation possible : une entreprise abuse de ses succès de marché quand elle utilise son pouvoir sur ce marché pour devenir indépendante des choix de ses consommateurs et insensible aux décisions de ses concurrents. En particulier, l’abus est manifeste quand une entreprise décide seule du fonctionnement du marché en matière de prix, de quantités ou de clauses contractuelles. L’abus de position dominance est au marché ce que la tyrannie est au pouvoir : la fin du pluralisme.

En luttant contre les géants américains et russes, Margrethe Vestager réactive, sur les marchés numériques et gaziers, la tradition anti-tyrannique du libéralisme continental. Elle défend le système européen contre les tentatives de monopolisations et donc contre les positions hégémoniques. Contre l’hybris de l’économie de rente, elle préserve la liberté du consommateur et la capacité d’innovation de l’entrepreneur. Elle trace les linéaments d’une identité européenne dans la mondialisation bien distinct du planisme, du capitalisme autoritaire ou de l’absence de régulation.

 L’Europe, c’est le pluralisme par la concurrence

Ce droit de la concurrence revêt désormais une nouvelle signification : il porte en lui la protestation de la solidarité entre Etats-membres ; il incarne la lutte contre les puissances extérieures qui essaieraient d’instiller la division. Le droit de la concurrence européen propose un modèle de mondialisation différent du libéralisme de l’anti-trust américain et du capitalisme autoritaire chinois. Dans le droit de la concurrence en général et dans l’interdiction de l’abus de position dominante en particulier, l’Europe promeut en effet un modèle attractif qui combine la liberté d’entreprendre et de consommer avec la régulation publique basée sur des règles de droit. Le droit de la concurrence s’y affirme non seulement comme un outil de sauvegarde du marché unique et de préservation des intérêts du consommateur, mais également comme une garantie à la cohésion interne de l’Union, et comme un levier pour le rayonnement du continent.

 Dans les affaires Google et Gazprom, un aspect essentiel de l’identité européenne se dévoile ou se rappelle à nous : l’Europe, c’est le pluralisme par la concurrence.

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