Entretien Cyrille BRET – Atlantico.fr
12 mai 2015
Alors que le Président de la République vient de se rendre à La Havane pour une visite qualifiée d’historique, Cyrille BRET revient, dans un entretien avec Atlantico.fr, sur la place des droits de l’homme dans la diplomatie française et sur la cohérence de l’action extérieure de la France dans l’arc caraïbe, au Moyen-Orient et en Russie.
Pour lire l’entretien complet : http://www.atlantico.fr/decryptage/havane-riyadh-doha-oui-moscou-damas-non-diplomatie-francaise-recherche-coherence-desesperement-cyrille-bret-xavier-panon-2140334.html
Atlantico.fr : Alors que la France a refusé l’invitation de la Russie pour les commémorations du 9 mai 1945 et refuse toute relation diplomatique avec la Syrie car le pays ne respecte pas les droits de l’homme, François Hollande s’est rendu à La Havane et il entretient des relations avec le Qatar et l’Arabie Saoudite. Faut-il y voir une forme de contradiction dans la façon dont la France mène sa diplomatie ?
Cyrille BRET : Les différentes positions diplomatiques que vous mentionnez ne sont contradictoires qu’en apparence. Elles sont en réalité fortement cohérentes avec les objectifs de la France sur le moyen terme dans chacune des régions concernées. Chaque situation doit être appréciée pour elle-même. La position extérieure de la France est pragmatique au sens où elle varie selon les régions du monde. Je les passerai rapidement en revue.
Les relations avec le Qatar et l’Arabie Saoudite sont structurantes depuis plusieurs décennies pour la position, la visibilité et l’action de la France dans le Golfe. C’est une région essentielle pour la sécurité collective en raison de son triple rôle pour les approvisionnements en hydrocarbures, pour l’endiguement des programmes nucléaires iraniens et pour la détection des menaces terroristes. Entretenir des relations régulières et approfondies avec ces puissances du Moyen-Orient – qui plus est rivales l’une de l’autre – est à la fois nécessaire et habile pour la France. Quand à la question des droits de l’homme, elle est en retrait dans cette région dans la mesure où elle passe au second plan derrière le traitement des questions de sécurité.
Concernant la Syrie, la France reste cohérente avec sa position traditionnelle dans ce pays : sans intérêt économique direct et massif dans la région, et dans une situation de guerre civile caractérisée (deux différences notables avec les cas saoudiens et qatari), la France peut mettre l’accent sur le respect non pas des droits de l’homme mais sur celui du droit humanitaire. A ses yeux, les modes d’action du gouvernement Al Assad sont en rupture avec le principe de discrimination entre civils et combattants et avec celui d’usage proportionné de la force. Elle est cohérente avec sa position depuis le début du conflit et insiste sur la nécessité de trouver une solution politique aux affrontements meurtriers.
Concernant la tension dans les relations avec la Fédération de Russie, que j’ai abondamment commentée ici, le refus de l’invitation est cohérent avec le langage de fermeté tenu à Moscou. Il est dans doute contreproductif car il alimente la rhétorique du double standard (deux poids deux mesures au détriment de la Russie) déployée par la Russie. Mais il est cohérent avec le rôle de la France dans le choix des sanctions.
A Cuba, les intérêts et les objectifs français sont plus flous : il s’agit d’une visite d’exploration immédiatement après le début de l’ouverture de l’île. Dans le sillage de la normalisation engagée par l’administration Obama, la France explore les possibilités de relance des relations structurellement limitées avec Cuba.
La cohérence des positions internationales françaises ne doit pas s’apprécier dans leur totalité – comme si la France n’avait que des valeurs et pas d’intérêt. Elle se mesure à la constance dans les alliances et dans les intérêts de la France dans chaque région.
En d’autres termes, la position extérieure de la France est pragmatique parce qu’elle est régionalisée.
Atlantico.fr : Si les relations avec le Qatar et l’Arabie saoudite peuvent se justifier de par l’intérêt économique que représentent ces puissances, pourquoi être allé à la Havane, dont l’intérêt commercial pour la France peut être questionné ?
Cyrille BRET : Vous avez raison de souligner les poids respectifs des Etats de la péninsule arabique pour l’économie française. Clientes fortement solvables des industries de sécurité et de défense françaises face aux menaces notamment iraniennes, ces économies sont des sources d’activité et d’emploi pour notre BITD (base industrielle et technologique de défense) depuis plusieurs décennies. Elles sont en outre des investisseurs importants dans certains domaines en France.
L’intérêt de Cuba est bien moindre pour l’économie française : la France est dans les limbes des classements des partenaires commerciaux pour Cuba, elle a peu de chances de trouver des débouchés sur l’île en raison de la puissance américaine toute proche. Toutefois, Cuba a un intérêt stratégique diffus : la France est présente dans l’arc caraïbe à travers la Martinique et l’archipel de Guadeloupe ; elle contribue à la stabilité de cette région notamment en termes de trafics de drogue, d’êtres humains, etc. ; Cuba peut constituer, sur certains dossiers, un allié occasionnel et non aligné sur les Etats-Unis dans les relations internationales… Bref, l’intérêt commercial de Cuba est secondaire. Son intérêt politique est évident.
Atlantico.fr : Dans ce cas, n’y aurait-il pas aussi un intérêt économique à améliorer nos relations avec la Russie ?
Cyrille BRET : C’est l’évidence. la France et la Fédération de Russie auraient tout intérêt, l’une et l’autre, à trouver les moyens d’apaiser leurs tensions, de résoudre leurs différents et de faire jouer leurs complémentarités, technologiques, économiques, culturelles, financières, etc. De ce point de vue, la position actuelle de la France – plus dure que d’ordinaire – vis-à-vis de la Russie est en inflexion avec la posture pro-russe de la veine gaullienne.
Avec la Russie, la France fait passer ses intérêts stratégiques – stopper le supposé come back de l’empire russe – devant ses intérêts économiques. L’annulation de la livraison des BPC (bâtiments de projection et de commandement) de classe Mistral à la Fédération de Russie en atteste.
En Russie, la France pense stratégie. Elle néglige ses intérêts économiques.
Atlantico.fr : jusqu’à quel point la France organise-t-elle ses relations internationales selon les Droits de l’Homme et selon les intérêts économiques ? Quelle est la part de chaque ? Y a-t-il d’autres indicateurs qui entrent en ligne de compte ?
Cyrille BRET : La diplomatique française porte traditionnellement haut et fort les messages concernant les droits de l’homme. Mais cela ne peut constituer son unique programme d’action extérieure : elle veille constamment à ce que ces messages ne brouillent pas les intérêts des exportateurs, des industriels et des commerciaux français. L’équilibre est difficile à trouver mais il est constamment recherché.
D’une certaine façon, cette position est doublement insatisfaisante.
Pour les droits-de-l’hommiste, d’une part, il s’agit d’une compromission inacceptable avec les grands principes ; pour les pragmatiques, d’autre part, il s’agit d’un handicap insurmontable pour les intérêts nationaux. Mais c’est la situation paradoxale de la France depuis plusieurs siècles : elle est messianique dans sa rhétorique et ses valeurs et pragmatique dans la défense de ses intérêts. Cela fait partie de sa singularité.
Bien d’autres facteurs influent sur les modalités de cet équilibre : le passé colonial de la France, les alliances nouées pendant la guerre froide, la solidarité avec l’Allemagne et, plus largement, le souci de cohérence avec les partenaires européens. La position internationale de la France non pas le fruit d’une doctrine chimiquement pure mais la résultante de multiples objectifs … et de contraintes difficilement compatibles entre elles.
Il ne faut en effet pas négliger les contraintes qui pèsent sur un appareil diplomatique, une structure d’exportation et un outil militaire en difficulté relative. C’est un indicateur très fort : la France a les positions internationales qu’elle peut tenir, compte-tenu de l’atonie de son économie. En faisant tourner ses capacités militaires à plein régime sur plusieurs théâtres d’opération (Mali, Moyen-Orient, etc.) elle peut provisoirement « faire illusion » mais elle se heurte à des limites structurelles.
Atlantico.fr : Y a-t-il une rupture entre Nicolas Sarkozy et François Hollande dans la façon de gérer les affaires diplomatiques ?
Cyrille BRET : Les présidences françaises sont traditionnellement soucieuses de la continuité des engagements de la France et de la cohérence régionale des positions de notre pays. Ainsi, le choix de la dissuasion nucléaire, le non alignement sur les Etats-Unis, le messianisme des droits de l’homme, l’investissement dans les structures de sécurité collectives, le maintien d’une tradition militaire forte, la souveraineté technologique et industrielle, l’universalité du positionnement, la lutte contre toutes les formes de terrorisme, etc. tous ces points font l’objet d’un consensus si ce n’est national du moins présidentiel. La grandeur de la France tient à la fidélité de ses présidents successifs à ces principes. Il est en conséquence inexact de diagnostiquer une rupture entre les deux présidences. La continuité entre les deux livres blancs de la défense et de la sécurité (2008 pour le président Sarkozy et 2013 pour le président Hollande) est évidente.
On observe néanmoins des inflexions de style et des modulations de priorités. Le style sarkozyste était volontiers provocateur en apparence : les liens affichés avec le président russe, la complicité soulignée avec le président du conseil italien, l’américanophilie revendiquée du début du quinquennat sont propres à la présidence Sarkozy et ont disparu de la présidence Hollande. Dans ses priorités, le président de la République actuel a fait entendre une voix légèrement différente : la France a pour priorité de veiller à ce que la voix de la France soit associée à celle de ses partenaires européens. Mais il s’agit là de deux façons d’interpréter la même partition. Par exemple la lutte contre les menaces de « l’arc de crise » (de l’Afpak au Maroc) est reconduite sous d’autres vocables.
Bravo pour cet excellent article de synthèse sur la diplomatie française. Son messianisme, qui dépasse bien souvent le sujet des droits de l’homme, agace régulièrement nos partenaires qui pourtant attendent la voix de la France, cette « puissance européenne à vocation mondiale ».
Une suggestion de thème d’article, répondant à celui là, pourrait être la perception de la diplomatie française par nos principaux partenaires.