Axel de Jenlis, vous êtes diplômé de Sciences Po et actuellement étudiant à Cambridge, mais vous présentez la caractéristique d’avoir étudié le violoncelle en Russie. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce choix ? Attiré par la grande tradition russe de la musique en général et du violoncelle en particulier, à dix-huit ans, je me suis présenté au concours d’entrée du Conservatoire d’Etat Rimsky-Korsakov de Saint-Pétersbourg et j’ai eu la chance d’être admis dans la classe du Professeur Anatoly Nikitin, lui-même un des premiers élèves du grand violoncelliste Mstislav Rostropovitch. Pendant ces cinq années passées dans sa classe, beaucoup de légendes sur la dureté de la pédagogie russe se sont avérées vraies mais cette sévérité n’est que l’expression d’un amour et d’un respect pour la musique qui nécessitent une exigence sans bornes. Dans l’ambiance exaltante et chargée d’Histoire du Conservatoire dont Tchaikovsky fut le premier diplômé, les élèves considèrent qu’il est normal de tout sacrifier pour le travail. De plus, pour un jeune musicien, étudier à Saint-Pétersbourg est une chance inouïe tant la vie culturelle pétersbourgeoise est riche avec notamment d’excellents orchestres au théâtre Mariinsky ou à la Philharmonie. Lors de ses années de formation, l’artiste apprend à appréhender son instrument et construit une approche esthétique qui, la plupart du temps, évolue relativement peu au cours de sa carrière. Par conséquent, le lieu de formation est déterminant. Le professeur joue un rôle d’autant plus important que la musique se transmet individuellement de maître à élève. Les grands maîtres ont évidemment leur propre personnalité mais ils sont également héritiers de traditions qui se développent dans les conservatoires et traduisent un rapport particulier au son. Même si les distinctions nationales tendent à disparaitre à cause de l’internationalisation des carrières, depuis les années 1950, l’école russe du violoncelle a un rayonnement particulier grâce à Mstislav Rostropovitch qui a inspiré des compositeurs comme Prokofiev, Chostakovitch ou Britten. Ce fut pour moi une expérience unique de pouvoir recevoir l’enseignement d’un des grands représentants de cette belle école. Vous êtes à l’origine du Festival international de musique de chambre Est-Ouest. Comment vous est venue l’idée de l’organiser ? Dans quelle circonstance ? Ce festival a plusieurs objectifs. C’est d’abord l’occasion de réunir des jeunes musiciens talentueux de Russie, d’Europe et d’Asie que j’ai rencontré lors de mes études au Conservatoire de Saint-Pétersbourg, ainsi que lors de mes tournées à l’étranger. Le résultat de ces rencontres devrait servir d’exemple à la classe politique : des musiciens de nationalités différentes qui viennent de se rencontrer parviennent, en quelques heures de répétitions, à transcender leurs différentes approches de la musique et à créer une unité enrichie par leur diversité. Durant ce processus, il ne peut être question de certitudes personnelles et d’oppositions dogmatiques. Le seul but des vrais musiciens est de mettre toutes leurs capacités au service des œuvres et ainsi, de suivre l’exemple du pianiste Grigory Sokolov, pour qui « la musique n’est pas un métier, c’est la vie, tout simplement ! ». Le deuxième objectif est pédagogique. Afin d’accéder à la « révélation plus haute que toute sagesse et que toute philosophie » dont parle Beethoven, la musique requiert un effort de concentration auquel la plupart des auditeurs ne sont pas habitués. Evidemment, toute œuvre d’art supporte plusieurs degrés de lecture mais apprendre à développer une écoute intelligente permet de saisir les subtilités de l’expression du langage musical. Pour ce faire, chaque concert est construit autour d’un thème et commence par une présentation didactique des œuvres. Le festival se déroule à Louvain-La-Neuve en Belgique. Cette ville compte de nombreux étudiants. J’estime qu’il est important d’enrichir l’offre culturelle d’une ville étudiante et de s’adresser particulièrement aux jeunes en tentant de briser les préjugés à propos de la musique classique. Face au vieillissement alarmant du public (une récente enquête établit l’âge médian du public des concerts de musique de chambre à 67 ans), les musiciens doivent prendre leurs responsabilités, pallier les lacunes de l’éducation nationale et changer le cérémonial traditionnel des concerts. L’incompréhension entre la Russie et le reste de l’Europe a atteint des sommets inégalés depuis plusieurs décennies en raison de la guerre en Ukraine. On se souvient que Robert Schuman aurait émis le regret de ne pas avoir commencé la construction européenne par la culture. Faudrait-il à un moment « recommencer par la culture » pour reprendre de nouvelles relations entre les différents protagonistes ? La culture peut évidemment être un outil diplomatique utile afin de renforcer la coopération entre les nations. Néanmoins, cette approche idéaliste risque malheureusement de se transforme souvent en propagande plus ou moins assumée comme ce fut le cas lors de la Guerre froide. Pourtant, culturellement, la Russie est profondément liée à l’Europe. Saint-Pétersbourg en est l’exemple le plus frappant. En fondant la ville en 1703, Pierre le Grand rêvait d’ouvrir une fenêtre sur l’Europe. Il a invité de nombreux artistes français et italiens afin de donner un élan culturel à sa nouvelle capitale. Aujourd’hui encore, alors que les frontières se referment, la ville est imprégnée de ce mélange culturel. Au début du vingtième siècle, les Saisons russes illustrent l’importance de relations culturelles entre la France et la Russie. Grâce à Diaghilev, ce festival a donné lieu à d’extraordinaires collaborations entre artistes français et russes. Cependant, je pense que de tels événements n’auraient plus le même poids aujourd’hui à cause de la grande indifférence du public à l’égard de l’art. Les réactions sont beaucoup plus neutres qu’il y a un siècle. Une histoire comme celle du Sacre du printemps de Stravinsky présenté par les Ballets russes, à l’origine d’un scandale en 1913 puis d’un triomphe en 1914, serait improbable actuellement. En ce qui concerne la musique, de nombreux projets innovants prouvent son efficacité comme facteur d’inclusion sociale. C’est le cas d’El Sistema au Vénézuela et du West-Eastern Divan Orchestra mené par Daniel Barenboim. Des projets similaires pourraient être développés entre l’Europe et la Russie mais les enjeux politico-économiques ont un poids tellement important qu’il faudrait faire preuve de beaucoup d’optimisme pour espérer venir à bout de la crise actuelle par ces moyens. Plus largement, on ne peut que regretter le rapport que la société postmoderne entretient avec la culture. Une action politique à long terme en faveur de la formation artistique, et notamment musicale, quasi-absente de l’éducation, pourrait peut-être faire évoluer notre société vers les valeurs essentielles de compréhension, d’ouverture d’esprit et de fraternité entre les peuples. Le problème n’est pas nouveau et les mots prononcés par Victor Hugo lors d’un discours à l’Assemblée nationale en 1848 sont toujours d’actualité : « Eh bien, la grande erreur de notre temps, ça a été de pencher, je dis plus, de courber l’esprit des hommes vers la recherche du bien matériel. […] Il importe, messieurs, de remédier au mal ; il faut redresser pour ainsi dire l’esprit de 1’homme ; le tourner vers la conscience, vers le beau, le juste et le vrai, le désintéressé et le grand. C’est là, et seulement là, que vous trouverez la paix de l’homme avec lui-même et par conséquent la paix de l’homme avec la société. »