Mathieu BOULEGUE, expert spécialiste de l’espace post soviétique, vient de signer une analyse détaillée des rapports OTAN-Russie sur le site de géopolitique Diploweb dirigé par Pierre VERLUISE. En trois brèves questions, il revient sur les aspects saillants de son analyse.
Retrouvez l’article sur Diploweb : Boulegue OTAN Russie
1°) Cyrille BRET : Dans votre analyse des relations OTAN-Russie, vous pointez une série d’incompréhensions volontaires, de tensions intentionnellement dosées et de lacunes de communication entre les deux rivaux du continent européen. Quelles initiatives permettraient de rétablir une meilleur compréhension mutuelle des « lignes rouges » respectives de l’Alliance et de la Fédération? Un plan de réduction des risques? Un nouveau forum?
Mathieu BOULEGUE : Le problème est que l’OTAN et la Russie se complaisent de la situation actuelle et profitent des tensions à leur avantage pour justifier leurs visions du monde et leur légitimité – voire leur existence en propre pour l’Alliance Atlantique. A l’heure actuelle est que seule l’ultime « ligne rouge », c’est-à-dire le seuil nucléaire, est aujourd’hui connu et clairement identifié. Des plans de réduction des risques sont déjà en place sur cette question. Toutefois, l’absence de dialogue de fond implique que les autres « lignes rouges » sont relativement fluctuantes. Tant qu’aucun des deux acteurs ne fera le pari de changer ce paradigme et l’équilibre des puissances, tout nouveau format de discussion ou forum n’aura qu’un impact que très limité sur la relation Russie-OTAN.
Ce qui manque est par conséquent un dialogue constructif visant à abaisser le « potentiel d’erreurs » dans le comportement des deux puissances – et éviter la catastrophe d’une montée involontaire de la tension militaire. Afin d’avancer, commencer par des petits points « techniques » serait un bon début : c’était tout l’enjeu du plan de réduction des risques dans l’espace aérien de la mer Baltique, qui a depuis échoué.
2°) CB : Le versant prospectif de votre article s’appuie sur la thèse selon laquelle un nouveau « normal » est instauré entre OTAN et Russie. Ce nouveau « normal » est une « paix chaude » bien plutôt qu’une nouvelle « Guerre froide ». Pourquoi l’idée d’une nouvelle Guerre froide est-elle inadéquate pour décrire les relations OTAN-Russie?
MB : Le terme de « nouvelle Guerre froide » n’est pour moi pas adapté car il fait allusion à un paradigme stratégique qui a défini les relations internationales pendant près de 70 ans, de la Révolution d’Octobre à la chute de l’URSS. Ce paradigme représentait avant tout une compétition idéologique qui s’est rapidement transformée en course (économique, culturelle, militaire) pour la domination mondiale à grand renfort de « relations publiques »
Or on ne retrouve aujourd’hui plus ce vecteur de compétition bilatéral ni la dimension de « course » ou d’imposition mondiale d’un modèle idéologique dans un monde bipolaire. Ainsi, à l’inverse de la Guerre foire, nous vivons fondamentalement dans une période de transition vers un nouvel équilibre stratégique dont les contours commencent à peine à se profiler. Dans ce nouvel équilibre, l’alignement du « triangle » stratégique Russie/États-Unis/Chine, aujourd’hui en formation, impactera de manière profonde le « nouvel ordre mondial » à venir.
3°) CB : Dans la dernière partie de votre article, vous indiquez que la Russie utilise une combinaison d’actions militaires, de mesures de déstabilisation, de campagnes de communications, etc. pour déployer une stratégie non conventionnelle? Est-ce une innovation stratégique majeure? L’OTAN a-t-elle la capacité doctrinale pour s’adapter à cette nouvelle forme de tension?
MB : L’utilisation d’une multiplicité de vecteurs (qu’ils soient militaires, informationnels, « soft power », etc.) n’est en rien une nouveauté dans la doctrine stratégique russe. C’est cette multiplicité des vecteurs qui fait que le concept de « guerre hybride » tel qu’utilisé par la Russie reste relativement incompris en Europe. Par contre, l’innovation majeure se trouve dans l’ampleur des moyens « hybrides » utilisés par Moscou ainsi que la capacité de déstabilisation militaire directe (Géorgie, Crimée, Donbass, etc.).
L’OTAN a bien entendu la capacité doctrinale et stratégique de s’adapter à ces nouvelles tensions mais peine à renverser la vapeur sur deux points.
Tout d’abord en termes d’échelle dans l’utilisation de sa puissance stratégique : en effet, c’est aujourd’hui la Russie qui dispose de l’« escalation dominance » et non l’OTAN, et ce malgré le renforcement des capacités de l’Alliance aux frontières avec la Russie – ce qui n’a pour conséquence que d’irriter Moscou.Ensuite, la mise en place de « bulles » de capacités de déni d’accès (A2/AD) par la Russie le long de ses frontières est un réel problème en termes de réaction pour l’OTAN : Moscou dispose aujourd’hui d’un « collier de perle » de déni d’accès de la Baltique à la Syrie.
Enfin, l’un des principaux problèmes est la réponse à apporter par l’OTAN face à l’utilisation par la Russie de moyens « infra Article 5 » (déstabilisation cyber par exemple contre un membre de l’Alliance ou déni d’accès militaire). Plus grave encore, c’est le degré de cohérence de l’Article 5 du Traité de Washington qui pourrait être en jeu, ce que l’analyste russe Andrei Piontkovskiy appelle le « paradoxe de Narva ». Ainsi, si la Russie « testait » la réponse de l’OTAN à une agression à la limite de la définition textuelle de l’Article 5 (utilisation de « petits hommes verts », instrumentalisation du séparatisme, etc.) contre un membre de l’Alliance, une absence de réponse (ou une « mauvaise » réponse) otanienne pourrait potentiellement mettre en échec l’intégralité des engagements liés à la défense collective. Et mettre à mal l’équilibre stratégique temporaire post-Guerre froide.