Entretien avec Nicolas Bizel, en charge de la réforme de l’Etat de droit et des liens avec la société civile à Belgrade (CAPE / EurasiaProspective)

Nicolas BIZEL, en charge du suivi de la réforme de l’Etat de droit et des liens avec la société civile à Belgrade, est l’un des fondateurs du Centre d’analyse de la politique étrangère (www.capeurope.eu).

Résultat de recherche d'images pour "capeurope"

Nicolas Bizel, vous êtes en charge du suivi de la réforme de l’Etat de droit et des liens avec la société civile à Belgrade. Comment y appréhende-t-on la crise des migrants ?

Il faut tout d’abord noter que la Serbie a été touchée de plein fouet par l’afflux de réfugiés et de migrants venant principalement de Syrie, d’Irak, d’Afghanistan et du Pakistan. Depuis le début de la crise à l’été 2015 jusqu’à aujourd’hui, plus de 700 000 personnes[1] ont transité par la Serbie. Ce pays se situe en effet sur la « route des Balkans » et il constitue un passage quasi-obligé pour les migrants venant d’Asie et souhaitant rejoindre l’Union européenne, notamment l’Allemagne ou la Suède. Au plus fort de la crise, près de 10 000 personnes[2] par jour traversaient la Serbie. Afin de répondre aux besoins humanitaires des migrants et réfugiés, le gouvernement serbe a très rapidement mis en place un groupe de travail composé des principales institutions en charge de la question migratoire (Ministère du Travail et des Affaires Sociales, Ministère de la Défense, Ministère de l’Intérieur, Ministère de l’Intégration européenne, Ministère des Affaires Etrangères, Ministère de la Santé et enfin le Commissariat pour les Réfugiés et Migrants). Une série de plans d’action a été adoptée afin d’assurer et fournir logement et besoins minimums aux personnes en transit. Plusieurs centres d’accueil ont été ouverts à travers le pays pouvant accueillir plus de 6 000 personnes.

Suite à l’entrée de l’Accord UE-Turquie[3] et la fermeture progressive de la « route des Balkans »[4] en mars 2016, le nombre d’arrivées a chuté de près de 90%. Cela n’a cependant pas arrêté totalement les entrées illégales puisqu’un flux quotidien d’entrée d’une centaine de personnes demeure. Les fortes restrictions d’entrée en Hongrie et en Croatie ont créé une nouvelle situation pour la Serbie. Alors qu’il y a un peu plus d’un an, les réfugiés ne restaient que deux à trois jours sur le territoire, les migrants qui réussissent à rentrer en Serbie sont désormais bloqués pour plusieurs mois. Cette situation crée une importante pression pour le pays qui doit héberger et entretenir des milliers de personnes pour une longue durée. Le nombre de personnes bloquées en Serbie est estimé à environ 7-8 000[5]. Cela crée une pression particulière pour le pays qui doit trouver une solution pour ces personnes désirant pour la plupart rentrer dans l’Union européenne. Le désespoir peut créer de la tension et le gouvernement serbe veut absolument l’éviter. C’est la raison pour laquelle les serbes développent des mesures temporaires d’accès à l’éducation (plus d’un tiers des migrants présents sur le territoire serbe sont mineurs) et la promotion d’activités pour les migrants afin d’atténuer la pression et le désespoir.

Bien évidemment, tout cela a un coût et les moyens budgétaires serbes sont limités. Dans ce cadre, l’Union européenne apporte un soutien financier très important à la Serbie de l’ordre de 56 millions d’euros depuis le début de la crise. Cet appui consiste notamment à couvrir les coûts de (re-)construction des centres d’accueil, les frais généraux de ces derniers, l’emploi du personnel. Mais le soutien passe également par le renforcement du contrôle aux frontières afin de lutter contre l’immigration irrégulière et contre les passeurs. L’Union européenne soutient également l’Office International de la Migration qui met en œuvre l’aide au retour volontaire pour les migrants qui le souhaitent. Enfin une importante partie de l’appui couvre les besoins humanitaires des migrants.

La Serbie a subi et continue de supporter les effets de cette crise, tout comme certains pays de l’Union européenne. La position géographique particulière de la Serbie l’entoure de pays membres de l’UE (Hongrie, Croatie, Bulgarie) et tous les migrants/réfugiés qui sont rentrés en Serbie sont déjà passés par un pays de l’UE, Grèce ou Bulgarie. La Serbie fait donc partie intégrante de la réponse européenne au récent afflux migratoire et elle a démontré qu’elle pouvait s’engager auprès des partenaires européens. Bien que se considérant comme un pays de transit, la Serbie s’est engagée à offrir 6 000 places afin d’accueillir pour une longue période les migrants et réfugiés. Depuis le début de la crise, la Serbie a été saluée pour le traitement humain des migrants présents sur son territoire. Aucun acte de torture ou de mauvais traitement n’a été recensé et d’une manière générale la population serbe est plutôt bienveillante vis-à-vis des migrants et des réfugiés. La crise migratoire a en un sens accéléré les rapports entre l’Union européenne et la Serbie pour l’échange d’informations et la coopération. La Serbie est en train de négocier un accord avec l’Agence Frontex qui permettra à cette dernière d’agir sur le territoire serbe. Des contrôles conjoints entre gardes-frontières serbes, slovènes, hongrois et autrichiens sur la frontière serbo-bulgare sont déjà en cours par exemple.

On peut donc conclure que la Serbie a appréhendé la crise migratoire de manière responsable et dans un souci de totale coopération avec ses voisins et avec l’Union européenne.

 

Le Brexit a-t-il eu un impact sur la manière dont les Serbes voient l’Union européenne ?

Un sondage réalisé en décembre 2016 par l’Office serbe pour l’intégration européenne[6] indique qu’en cas de référendum en faveur de l’entrée de la Serbie dans l’Union européenne, 47% de la population serbe voterait pour, tandis que 29% serait contre, 15% ne voterait pas et 9% ne se prononce pas. Ces résultats comparés à de précédents sondages n’indiquent pas d’impact fort du « Brexit » sur la manière dont les serbes voient l’Union européenne. En 2014, une étude réalisée par l’Institut TNS Medium Gallup[7] montrait que 53% des Serbes étaient en faveur de l’UE, 31% contre, 8% ne voterait pas et 8% ne se prononçant pas. Si l’on constate une certaine érosion, le vote pro-européen reste largement supérieur. En effet, les serbes voient l’entrée dans l’UE comme représentant plus d’opportunités en termes d’emploi, de déplacements et tout simplement d’amélioration de la situation générale du pays.

64% des personnes interrogées estiment que les réformes nécessaires à l’entrée dans l’UE doivent de toute façon être mises en œuvre par la Serbie même si cela ne devait pas constituer une précondition à l’adhésion.

Ainsi, l’appartenance à l’Union européenne est considérée comme un pas en avant et la décision prise par la Grande-Bretagne n’a finalement eu qu’un impact réduit sur le sentiment de la population serbe.

Le gouvernement serbe a quant à lui confirmé sa volonté de continuer sa marche vers l’UE malgré le déclenchement de l’article 50 par les Britanniques.

Ainsi je ne crois pas que ce soit le « Brexit » qui puisse faire changer d’avis la population sur les bienfaits d’une entrée de la Serbie dans l’Union européenne. En revanche, si les réformes entamées ne sont pas mises en œuvre de manière sérieuse et si la classe politique ne démontre pas la volonté nécessaire pour atteindre les standards européens, alors le risque de fatigue vis-à-vis du projet européen risque de croitre et la croyance dans l’adhésion à l’Union européenne sera remise en cause. Cela se fera sentir à partir du moment où les citoyens serbes ne verront pas un véritable Etat de droit se mettre en place et une économie viable et porteuse d’emploi s’offrir.

Résultat de recherche d'images pour "serbie carte"

Quelles sont les réformes les plus pressantes que la Serbie doit mener à bien ?

La Serbie étant un pays candidat à l’Union européenne, toute une série de réformes doit être menée à bien par le pays afin qu’il puisse remplir les critères d’adhésion tel qu’ils ont été définis lors du Conseil européen de Copenhague en 1993, à savoir :

« 1. La présence d’institutions stables garantissant la démocratie, l’Etat de droit, les droits de l’homme, le respect des minorités et leur protection ;

  1. une économie de marché viable et la capacité de faire face aux forces de marché et à la pression concurrentielle à l’intérieur de l’UE ;
  2. l’aptitude à assumer les obligations découlant de l’adhésion, notamment la capacité à mettre en œuvre avec efficacité les règles, les normes et les politiques qui forment le corpus législatif de l’UE (l’acquis) et à souscrire aux objectifs de l’union politique, économique et monétaire »[8].

Différents chapitres de négociation sont discutés couvrant tous les domaines de la vie économique et sociale serbe. Dans ce contexte, l’Union européenne évalue régulièrement les progrès et réformes entrepris par le pays. La Commission européenne publie chaque année un rapport faisant l’état des lieux de la situation de la Serbie. L’édition 2016[9] a ainsi défini les différentes réformes que la Serbie doit mener à bien, dont certaines sont effectivement plus pressantes.

Dans le domaine économique, la Serbie sort petit à petit de la crise économique qui l’a frappée à partir de 2008. Les taux de croissance de 2015 et 2016 ont été respectivement de +0,8% et +3,1% du PNB. Le déficit public est passé de 6,6% du PNB en 2014 à 3,7% en 2015. Le taux de chômage demeure cependant élevé (17,2% de la population active en 2015), notamment parmi les jeunes de 18-25 ans et la dette publique demeure élevée (69,1% of GDP). Le pays doit entreprendre toute une série de réformes structurelles afin de devenir une économie de marché viable. Le redressement de l’activité de crédit se confirme mais la proportion très élevée de prêts non performants demeure un problème de fond. Le développement du secteur privé est entravé par les faiblesses de l’Etat de droit, notamment la corruption et le manque d’efficacité du système judiciaire. La Serbie doit continuer à restructurer et privatiser les entreprises d’Etat. Elle doit également améliorer son système de collecte des taxes et lutter contre l’économie informelle.

Là où la Serbie doit redoubler d’efforts, c’est dans la mise en place d’un véritable Etat de droit garant des libertés fondamentales. Comme précédemment évoqué, le niveau de corruption en Serbie touche toutes les couches de la société et remet en cause le bon fonctionnement de l’économie et de la société. Selon Transparency International la Serbie se classe 72ème sur 176 pays[10]. La volonté politique de lutte contre la corruption est bien présente et le Gouvernement insiste sur le principe de « zéro tolérance ». Bien que la législation soit en place, il est nécessaire que la Serbie renforce les institutions censées protéger de la corruption, et notamment le système judiciaire qui demeure la ligne principale de défense pour ce type d’activité criminelle. Dans ce cadre, la mise en place d’un système judiciaire totalement indépendant et efficace est indispensable.

La Serbie doit également accentuer ses efforts dans l’intégration des minorités : les Roms, la population LGBT, les personnes handicapées et les personnes porteuses du VIH/SIDA sont victimes d’une très forte discrimination. Par exemple, les Roms continuent de faire face à des conditions de vie extrêmement difficiles avec des accès limités au système de protection sociale, à l’emploi aux logements. La plupart des Roms vivent dans des logements inadéquats et informels.

Enfin, la liberté de la presse doit également être renforcée. Le nombre de cas enregistré de menaces, d’intimidation et de violences à l’égard des journalistes demeure une préoccupation majeure. Des poursuites pénales ont été engagées mais peu de condamnations ont été prononcées, ce qui entrave le plein exercice de leur profession.

 

[1] Source du Haut Commissariat pour les Réfugiés (http://www.unhcr.rs/en)

[2] idem

[3] http://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2016/03/18-eu-turkey-statement/

[4] http://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/la-route-des-balkans-se-referme-sur-les-refugies_1771900.html

[5] Source du Haut Commissariat pour les Réfugiés (http://www.unhcr.rs/en)

[6] https://europeanwesternbalkans.com/2017/02/06/47-of-citizens-support-serbian-membership-to-the-eu/

[7] http://www.europa.rs/upload/Opinion%20poll%20results%20for%20press%20conference%20FIN%20ENG.pptx

[8] http://eur-lex.europa.eu/summary/glossary/accession_criteria_copenhague.html?locale=fr

[9] https://ec.europa.eu/neighbourhood-enlargement/sites/near/files/pdf/key_documents/2016/20161109_report_serbia.pdf

[10] https://www.transparency.org/country/SRB