La décennie 2008-2018 : reconstruction du hardpower russe
Le 1er mars 2018, à quelques semaines du premier tour de l’élection présidentielle, le président de la Fédération de Russie a surpris le monde en présentant, vidéos à l’appui, de nouvelles armes : un missile nucléaire balistiques capable de surpasser tout système de défense anti-missile, un missile de croisière Kh-101, un drone révolutionnaire etc. Par-delà les controverses sur la réalité de ces annonces, le signal est clair : la reconstitution de la puissance militaire russe est au centre de son bilan et au cœur de son prochain mandat. C’est dire à quel point le hardpower – militaire, industriel et technologique – structure la conception que la Russie actuelle se fait de sa place dans le monde.
La Fédération de Russie ne se réduit pourtant pas à sa dimension militaire : elle a une diplomatie active, une place essentielle sur le marché des énergies fossiles et des métaux, des puissants leviers de softpower au premier chef la radio Sputnik et la télévision Russia Today récemment lancée en français, ainsi que des leviers d’action de « cyberpuissance ».
Près de trente ans après la fin de l’URSS, la Russie pense retrouver sa place sur la scène internationale grâce à la puissance de ses armes. Tire-t-elle les leçons d’un effacement perçu comme humiliant durant les années 1990-2000 ? Ou bien commet-elle les mêmes erreurs que l’URSS avec un secteur de défense hypertrophié ? Quoi qu’il en soit, la décennie 2008-2018 est celle de la reconstruction de la posture stratégique russe. De la guerre en Géorgie de 2008, (victorieuse mais révélatrice des archaïsmes de l’armée russe) à l’expédition en Syrie déclenchée en 2015, en passant par la guerre en Ukraine à partir de 2014 et la reprise des patrouilles arctiques au début de la décennie 2010, la reconstitution de la puissance stratégique de la Russie est manifeste à travers l’évolution des doctrines de sécurité, la modernisation des forces armées et la réforme du complexe militaro-industriel.
Evolution des doctrines stratégiques et reconstruction des alliances
La reconstitution de la puissance stratégique russe est d’abord passée par un aggiornamento de sa doctrine stratégique exposée dans les documents exposant la stratégie nationale de sécurité notamment la doctrine de sécurité nationale du 31 décembre 2015. Plusieurs inflexions apparaissent. Premièrement, les Etats-Unis et l’OTAN sont explicitement qualifiés de « menaces militaires »pour la Russie en rupture avec les tentatives de coopération au sein du Conseil OTAN-Russie des années 2000. Deuxièmement, la Russie se présente elle-même comme victime de l’indépendance de sa politique étrangère : les sanctions seraient le prix à payer pour un non alignement sur le « leadership occidental ». L’actualisation de sa doctrine de sécurité nationale met en conséquence l’accent sur la nécessité, pour la Russie, de s’affirmer comme puissance militaire dans un « monde polycentrique » en évolution rapide. En particulier, le maintien d’une force de dissuasion nucléaire « à un niveau suffisant » est essentiel ? C’est ce qui sous-tend les déclarations du 1er mars 2018 car les boucliers anti-missiles américains sont considérés comme minant la force de dissuasion russe actuelle.
Cette évolution doctrinale officielle est complétée, de façon officieuse, par la « doctrine Guérassimov ». Tirant son nom d’un article publié par le chef d’état-major russe, Valeri Gherassimov, en 2013, cette conception de la guerre prend acte du changement de paradigme de la conflictualité et articule moyens militaires et non militaires (propagande, infiltrations, etc.) pour obtenir la victoire. Elle est à cet égard apparue comme la théorisation, ex ante de la guerre d’Ukraine.
Cette renaissance doctrinale a été complétée par la (re)construction de réseaux d’alliance. Pour trouver des alliances militaires alternatives et éviter l’encerclement de l’OTAN, la Russie s’est rapprochée de la République Populaire de Chine (RPC). La création et le développement de sein de l’Organisation de Coopération de Shanghaï (OCS), à partir de 2001 a servi de cadre à cette alliance. A travers la convergence de doctrines stratégiques contestant les organisations intergouvernementales et à travers la réalisation d’exercices militaires conjoints d’ampleur à partir de 2008, les deux membres du Conseil de Sécurité des Nations-Unies ont uni leurs forces et leurs visions pour (avec certaines limites) faire pièce au leadership américain. L’activisme russe en matière d’alliance s’est déployé presque tous azimuts pour écarter le risque l’isolement résultant des sanctions : au Moyen-Orient (avec l’Iran, Israël, l’Egypte, la Turquie et l’Arabie Saoudite), en Europe orientale (avec la Hongrie, la Slovaquie) et en Méditerranée (avec Chypre, la République Hellénique).
En dépit de ses faiblesses, notamment économiques, la Russie a consacré la décennie 2008-2018 à se (re)positionner comme une puissance militaire de premier plan.
Efforts budgétaires et modernisation des forces armées
La reconstruction de la puissance militaire russe a nécessité un accroissement de « l’effort de défense ». Contre la tendance des années 1990 et 2000 à réduction les dépenses militaires, la primature puis le troisième mandat présidentiel de Vladimir Poutine ont été marqués par un sursaut budgétaire conséquent, malgré les deux crises économiques de 2008-2009 et 2014-2016. Selon le SIPRI, les dépenses de défense de la Fédération de Russie sont passées de 3,3% du PIB en 2008, point bas historique, à 5,3% du PIB en 2016. En dollars constants, après le point bas de 2007 à 37 milliards, le budget de défense de la Fédération s’élève à 70 milliards en 2016. En conséquence, la Russie est, en proportion du PIB, une des premières puissances militaires au monde loin derrière les Etats-Unis et après la République Populaire de Chine (RPC).
Ces efforts budgétaires ont soutenu un plan modernisation des forces armées. Lancé en 2009 suite à la guerre en Géorgie, il met l’accent sur le rattrapage en matière capacitaire dans toutes les dimensions. Sur le plan des personnels, les troupes ont atteint 980 000 personnes en 2015 et se sont tassées à 936 000 personnes en 2017, ce qui constitue une croissance nette des effectifs. Mais surtout, sur le plan organisationnel, les forces armées russes ont été profondément réorganisées dans le sens d’une professionnalisation des troupes.
Cette croissance de l’effort de défense et ce vaste plan de modernisation des forces se sont traduit de façon éclatante sur la scène internationale en Syrie et de façon plus discrète en Arctique. En effet, l’opération russe en Syrie déclenchée en septembre 2015 démontre la capacité des forces armées russes à se déployer loin de leur frontière et à mettre en œuvre des moyens aériens et aéronavals ainsi que des moyens de guerre cyber. C’est la première fois depuis la fin de l’URSS que la capacité de projection des forces armées russes est démontrée. Pour un pouvoir soucieux de laver l’affront de l’effondrement de l’URSS, l’opération conjure également un « scénario afghan » où les troupes soviétiques massivement mobilisées s’étaient embourbées. L’opération en Syrie est en effet limitée dans le déploiement en hommes : selon les estimations, les troupes russes déployée en Syrie sont contenues sous les 10 000 hommes. De même, en Arctique, de façon moins souvent relevée, les forces armées russes ont reconstitué progressivement leurs capacités et leurs opérations : ainsi, elles ont déployé des patrouilles arctiques, ont réinstallé des bases, etc.
Capacité de projection, usage des nouvelles technologies, etc. les forces armées russes sont de nouveau des armées de projection potentiellement mondiales. Et c’est tout le rapport au monde de la Russie qui s’en trouve modifié.
Un complexe militaro-industriel en croissance
Pièce maîtresse de la reconstitution du hardpower russe, le complexe militaro-industriel a été nettement réformé. Son efficacité a été renforcée notamment par le biais d’une étatisation croissante du secteur : ainsi, la holding Rostec chapeaute l’ensemble des groupes industriels militaires publics sous la houlette d’une instance présidée par le président Poutine lui-même. Malgré les sanctions et les embargos, le complexe s’est réorganisé pour répondre à la fois à la demande domestique tirée par la demande intérieure. Et il a réussi à maintenir sa deuxième place d’exportateur de défense mondial après les Etats-Unis dans un marché en croissance. Il a été ainsi capable de moderniser les forces armées en produisant, par exemple, un chasseur de 5ème génération, le T-50. De même, il a répondu avec succès aux commandes de la marine en reconstituant une flotte de sous-marins nucléaires d’attaque et lanceurs d’engin.
Enfin, ce complexe-militaro-industriel a réussi, sous la houlette de Rosoboronexport, l’agence d’Etat ayant le monopole des exportations de défense, à conserver sa deuxième place parmi les exportateurs de défense dans le monde. Les exportations vers l’Inde, de missiles et de tanks, vers la Chine, de moteurs d’avion et de chasseurs sont les succès les plus massifs à l’export. Mais le rapport de la Russie au monde est également structuré par des contrats plus modestes vers des pays alliés comme l’Algérie, le Vietnam ou encore l’Egypte. La vente de batteries anti-missiles S-400 et d’hélicoptères au Moyen-Orient est un signe de la vitalité de cette « diplomatie des exportations de défense ».
Et maintenant pour paraphraser Tchernychevski repris par Lénine « Que faire ? » de sa puissance militaire en reconstruction ? Voilà le principal défi actuel du harpower russe. Pour le moment, en Ukraine et en Syrie, cette puissance militaire a changé la donne en jouant sur sa capacité de disruption. Si la Russie tient à recouvrer un statut de grande puissance et non pas seulement de pouvoir militaire, elle doit la faire contribuer, de façon responsable à la construction de solutions politiques. Pour le moment, la Russie ne capitalise pas sur ses succès militaires pour remporter des victoires politiques. Ainsi, forte du rapport de force issu des combats en Syrie et notamment de la bataille d’Alep, elle n’a pas été capable de rassembler toutes les parties syriennes en présence à Sotchi le 31 janvier 2018 pour élaborer des scénarios de sortie du conflit. Après Poutine III, chef de guerre, Poutine VI peut-il être leader de paix ? La Russie ne joue-t-elle pas trop de sa puissance militaire pour être réellement influente politiquement ?