Renaud Donnedieu de Vabres a notamment été ministre de la Culture et de la Communication de 2004 à 2007.
EAP : La France a-t-elle (encore) un rôle d’avant-garde en Europe en matière de politiques culturelles ?
RDDV : ce qui fait la richesse de l’Europe, c’est bien la diversité de ses cultures, de ses traditions et de ses forces créatrices. L’Europe a réussi à établir un lien essentiel entre la géographie, les patrimoines et la créativité. Elle n’est pas la prisonnière de la nostalgie ou de l’endormissement.
Toutefois, au sein de l’Europe, il existe une spécificité française : c’est la synergie entre, d’une part, la politique étrangère, d’autre part, la politique culturelle et, enfin, la stratégie de défense. La France exprime, promeut et défend ses valeurs et ses principes propres sur la scène internationale en toute indépendance grâce à ce triple outil. Cette position française est audacieuse : elle associe l’énergie de l’Etat aux initiatives du secteur privé. Cela lui confère un rôle à part dans la communauté des cultures européennes.
Par exemple, quand la France refuse de se joindre à l’intervention en Irak, c’est le moment qu’elle choisit pour lancer la création du Louvre Abu Dhabi. Voilà la spécificité française en matière culturelle.
EAP : Le retour des nationalismes et la valorisation des cultures nationales s’opposent-ils à l’idée européenne comme l’annonçait Julien Benda dans son Discours à la nation européenne ?
RDDV : les crises européennes actuelles sont nées du sentiment, répandu parmi les citoyens en Europe, que le projet européen est antagonique avec les traditions, les cultures et les fiertés nationales.
Je suis persuadé au contraire qu’il n’y a là aucune contradiction. L’Europe porte haut sa maxime Simul et Singulis – qui est aussi celle de la Comédie Française. Cette maxime donne le sens de l’Europe : c’est une communauté de valeurs déclinées en différentes formes qui ont chacune leur légitimité et leur portée. L’Europe est un ensemble de déclinaisons nationales et locales d’un ensemble de valeurs et de principes partagés.
C’est tout l’enjeu actuel, durant la campagne des élections européennes et bien au-delà : il convient de réconcilier les fiertés, les identités, le sentiment d’être unique avec la conviction d’appartenir à un tout plus grand et plus large.
EAP Les politiques culturelles ont-elles un sens au niveau européen ? Ne devraient-elles pas être purement nationales ?
RDDV : j’identifie une question plus essentielle. Et préalable. Il est urgent que les citoyens en Europe découvrent ou redécouvrent la pertinence de l’Union européenne et de la construction européenne. Il s’agit d’un ensemble de valeurs partagées. Elles sont semblables les unes aux autres à l’intérieur de l’Union. Et elles sont nettement distinctes des valeurs à l’extérieur de l’Union.
Malgré la mobilité de la jeunesse, le rapprochement entre les imaginaires et la rapidité des échanges, les Européens ne voyagent pas assez. Il est urgent de construire une fierté partagée grâce aux instruments numériques et aux médias traditionnels audiovisuels. J’aime à rappeler cette idée de Victor Hugo : la fraternité européenne a besoin d’images qui montrent aux citoyens que les frontières sont légitimement abolies entre nous car les valeurs sont les mêmes à travers le continent et à travers leurs déclinaisons locales.
EAP Si vous étiez nommé Commissaire européen à la culture dans le sillage des élections européennes de mai 2019, quelle serait votre première mesure ?
RDDV : là encore, je vois une question plus fondamentale. Il est indispensable que la France revendique dès maintenant et pour la constitution de la prochaine Commission européenne les fonctions de Commissaire européen à la Culture et à l’Education. Et non pas celles de Commissaire aux affaires économiques. La politique économique de l’Europe est définie en partie par la Banque Centrale Européenne (BCE), en partie par les acteurs économiques eux-mêmes, entreprises en tête, et en partie par les régulateurs. En revanche, la politique culturelle et éducative a besoin d’une impulsion politique forte et originale. C’est là que la France doit s’investir.
Par exemple, une Nuit européenne de la culture devrait être mise sur pied. Partout sur le continent, le même soir, tous les lieux culturels et éducatifs seraient ouverts en même temps. Les musées bien sûr, mais aussi les théâtres, les galeries, les salles de spectacles et les lycées. Les établissements scolaires accueilleraient chacun un chef-d’œuvre exposé dans son quartier ou sa région. Cette Nuit pourrait être complétée par un Portail européen de la culturemobilisant toutes les ressources numériques actuelles pour manifester la communauté culturelle européenne.
Qu’on examine le succès de la Journée du Patrimoine en France. C’est l’embryon d’un facteur essentiel d’une prise de conscience collective sur la valeur du patrimoine culturel. Les Européens auront le même sentiment d’appartenance collective : ils verront que la beauté se manifeste partout au même degré en Europe. Chez soi. Et chez les voisins.
Toute la difficulté actuelle est que la culture en France tend à être marginale. La culture est réduite à la fête. Qu’on mesure la difficulté : la recherche fondamentale est considérée comme un investissement. Alors que la culture est traitée comme une dépense. C’est une erreur grave : la culture est une dimension essentielle de la vie collective. Les crises actuelles ont bien entendu une dimension sociale et économique. Mais les crises à venir tiennent à une radicalité violente enracinée dans des questions d’identité, de fierté… et donc de culture.
EAP : Croyez-vous à l’existence d’un « choc des valeurs » au sein de l’Europe ?
RDDV : l’annonce de ce choc est un symptôme. C’est le signe d’une spirale des replis sur soi.
Pourtant, l’Europe c’est loin d’être l’uniformité. Le meilleur film européen n’est pas une coproduction associant dans un tournage tous les pays du continent dans une synthèse babélienne. C’est une incarnation artistique locale qui parvient à générer un intérêt partout dans les autres pays. La toise, ce n’est pas l’esprit européen, mais la capacité de rayonnement des cultures européennes.
Aujourd’hui, la domination quantitative du cinéma américain suscite le sentiment d’un risque. Le risque d’affaiblissement et de disparition de la culture européenne. Toutes les cultures sont pourtant de valeur. Et légitime. Elles doivent être protégées par la convention de l’UNESCO relative à la diversité des cultures.
C’est pourquoi je suis profondément attaché aux initiatives, locales, nationales et européennes, qui assurent la pérennité des indépendants en matière de culture : le libraire, l’artiste, etc.
EAP : Une politique culturelle européenne peut-elle se réduire à des subventions ?
RDDV : le débat européen en la matière ne doit pas se limiter à la question des droits d’auteur, aussi importante soit-elle. Le patrimoine européen doit recevoir toute l’attention des politiques culturelles de l’Union. Une politique audacieuse dans le domaine permettra de conjuguer fiertés nationales et fraternité européenne.
Sur ce point, j’ai une proposition qu’on pourrait qualifier de « révolutionnaire » : l’ordre du jour du jour du Conseil européen doit rapidement comprendre la culture sous peine de ne pas prévenir les crises futures. Voilà une réponse aux forces centrifuges et particularistes.Pour répondre aux défis actuels, il faut prendre la mesure de la difficulté : les valeurs européennes sont contestées non seulement par des Etats qui sont tard venus dans l’Union. Mais également par les vieux pays fondateurs.
EAP : Quel regard portez-vous sur le programme « capitales européennes de la culture » ?
RDDV :cette initiative a eu des effets plutôt sur le plan local. A Marseille et Lille, elle a transformé les villes et a accru la fierté locale. C’est un bel exemple d’articulation entre une politique de l’Union et une fierté infranationale.
EAP : Après le Louvre Abu Dhabi, faut-il créer un musée européen pour apaiser les tensions intra-européennes ?
RDDV : ce projet aurait pour vertu de souligner les ressemblances entre les cultures, les pays et les citoyens. Néanmoins, je crains qu’il ne soit par trop normatif. Je pense qu’il est plus urgent de renforcer la circulation des œuvres en Europe. Et même d’aller au-delà. Pourquoi les grands musées européens ne s’uniraient-ils pas pour proposer dans le monde des grandes expositions conjointes. Cela serait une belle projection de la culture européenne dans le monde.
EAP : A-t-on plus d’influence sur la construction européenne quand on est ministre de la culture ou ministre chargé des affaires européennes ?
RDDV : Chacun a sa partition. Le Ministre de la Culture doit célébrer la diversité et le respect de chaque identité, de chaque tradition, chaque culture, chaque religion. Cela n’exclut nullement la reconnaissance des valeurs qui fondent une civilisation, un pays. Evidemment, il est essentiel de tenir compte de l’actualité. La crise migratoire est au centre des préoccupations. L’Europe est loin d’être le creuset libanais où 1,4 million de réfugiés cohabitent avec une population de 4 millions d’habitants.
Mais la crise actuelle doit être résolue notamment par une stratégie culturelle forte et audacieuse. Si les cultures majoritaires se sentent menacées ou remises en question par l’afflux de populations musulmanes, c’est aussi parce qu’elles manquent de vitalité, de créativité, de confiance et de fierté. On ne cherche un bouc émissaire que quand on doute de soi. Cette perception de la menace est renforcée par le fait que les attentats récents sont revendiqués au nom de principes religieux.
Mais l’amalgame n’est pas dans les faits. Il est dans les têtes.
Réaffirmer les origines judéo-chrétiennes de l’Europe n’est pas incompatible avec l’accueil des femmes et des hommes d’origines différentes. Encore faut-il que la culture majoritaire soit vivante, effervescente et dynamique. Pour tendre la main et ouvrir les cœurs, il faut être soi-même fort.
Je le souligne : si on veut faire accepter la construction d’une mosquée, il convient d’abord de rénover les cathédrales… C’est une image, mais c’est aussi la réalité.
EAP : Mais l’amalgame n’est pas dans les faits. Il est dans les têtes.
Réaffirmer les origines judéo-chrétiennes de l’Europe n’est pas incompatible avec l’accueil des femmes et des hommes d’origines différentes. Encore faut-il que la culture majoritaire soit vivante, effervescente et dynamique. Pour tendre la main et ouvrir les cœurs, il faut être soi-même fort.
Je le souligne : si on veut faire accepter la construction d’une mosquée, il convient d’abord de rénover les cathédrales… C’est une image, mais c’est aussi la réalité.
EAP : Lors de vos fonctions ministérielles, avez-vous noué des relations solides favorables à la poursuite de politiques culturelles européennes dynamiques ?
RDDV : quand j’étais en fonction rue de Valois, j’ai bénéficié d’une conjonction astrale favorable. J’ai pu nouer avec mes homologues italiens, allemands, espagnols et portugais notamment des liens forts pour porter la convention de l’UNESCO relative à la diversité culturelle.
En Europe, il faut s’appuyer sur les pays et les responsables les plus actifs. C’est comme cela que j’ai pu promouvoir le label européen du patrimoine. S’il a été accueilli d’abord comme potentiellement concurrent de celui de l’UNESCO et s’il a reçu un appui mitigé en Allemagne sans doute en raison du caractère fédéral de l’Etat, il a été promu grâce à un travail étroit entre France, Italie, Espagne et Portugal ou encore Belgique.
EAP : Comment porter les thèmes culturels au centre de la campagne des élections européennes de mai 2019 ?
RDDV : mais la culture est déjà au centre du débat européen ! Les crises actuelles la placent dans cette position.
Toutefois, il est nécessaire qu’une voix s’élève pour rappeler la communauté des valeurs européennes. Le Président de la République s’y emploie activement. Mais d’autres enceintes que politiques peuvent y contribuer. Ainsi les festivals. Ouverts, ils peuvent manifester la communauté de créativité des Européens.
Pour ma part, j’ai pour ambition de faire d’Avignon la capitale européenne du théâtre. Toute l’année, chaque jour, les spectateurs auraient accès à des spectacles de toute l’Europe.
Le véritable clivage, dans la campagne des européennes, passe sans doute moins entre les progressistes et les nationalistes qu’entre les forces particularistes et le camp européiste. Or le camp européiste doit se présenter comme celui des fiertés nationales intégrées dans un tout plus grand. La dynamique de la ressemblance est là essentielle.
Cela pourrait revêtir de nombreuses formes. Pourquoi ne pas organiser partout en Europe un Bal de la démocratie européenne ? Tous les citoyens pourraient se regrouper devant leurs mairies, leurs beffrois et leurs hôtels de ville, en même temps, pour célébrer nos valeurs démocratiques communes.