Déclin improbable, rebond impossible : l’Amérique de Trump (GHEZ pour Eurasia Prospective)

Jeremy Ghez, vous êtes professeur affilié d’économie et d’affaires internationales à HEC, et co-directeur du Centre HEC Paris de Géopolitique. Vous venez de publier Etats-Unis : déclin improbable, rebond impossible (VA éditions, 2018). Vous décrivez une Amérique aux capacités de rebond certaines, mais avec un horizon économique à moyen terme qui risque de s’assombrir. Comment expliquer ce paradoxe ?

L’Amérique dispose de nombreux atouts pour se réinventer. Historiquement, on sait qu’elle a souvent été capable de produire les antidotes aux poisons qu’elle avait elle-même générés. L’Amérique, c’est certes celle de l’esclavagisme, du Ku Klux Klan et du racisme. Mais c’est aussi celle de la Guerre civile faite au nom de la fin de l’esclavage, les mouvements des droits civiques pour l’égalité des droits entre Noirs et Blancs et, pendant longtemps, la terre d’accueil des opprimés étrangers. Economiquement, les Etats-Unis se portent à merveille. Le taux de chômage n’a jamais été aussi bas. Le cycle économique expansionniste perdure au-delà des espoirs de beaucoup d’experts. Et les entreprises américaines restent encore et toujours les acteurs qui fixent les standards et les normes, notamment en matière de nouvelles technologies.

Mais voilà: cette dynamique a lieu malgré le climat politique délétère que connaît le pays, marqué par des divisions politiques grandissantes qui réduit considérablement la possibilité de compromis entre les deux partis traditionnels. Ce climat délétère fait que l’Amérique est devenue tribale: si nous n’appartenons pas au même parti, voire à la même tribu, il est bien possible que nous ne soyons jamais exposés aux mêmes faits, à la même vérité. Ce que ma tribu décrète sera la seule évidence à laquelle je pourrai croire. Il devient bien difficile pour un pays de fonctionner dans ce contexte. Ce climat politique délétère n’a pas mis en échec le dynamisme de l’économie américaine. Et il est possible que cela n’arrive jamais, que l’économie puisse prospérer, malgré les divisions politiques. Mais ces divisions sont tellement profondes qu’elles risquent de rendre toute réinvention politique et économique difficile à long terme.

Le Président Trump tente de redéfinir les règles du commerce international, avec une particularité : il valorise ses relations personnelles avec Vladimir Poutine, mais semble désigner la Chine plutôt que la Russie comme grand rival. Le « paradoxe de Thucydide » peut-il frapper ? Autrement dit, la politique de Trump mène-t-elle à une hausse des tensions irréversible ?

Le paradoxe de Thucydide, tel qu’il est décrit par Graham Allison, repose sur des observations historiques qui ne sont pas aussi pertinentes que l’on pourrait le croire aujourd’hui. Si l’Amérique est sur le déclin, c’est un peu parce qu’elle a choisi de se retirer des affaires du monde et de ne plus être un acteur clé de la stabilité politique internationale. Elle renonce à se porter garant de la Pax Americana qu’elle avait instaurée depuis 1945. Donc ce n’est pas vraiment un déclin subi, mais un repli (ou une évolution stratégique) souhaité. De même, il n’est pas évident pour moi que la Chine veuille devenir une puissance mondiale hégémonique et interventionniste, comme le Royaume Uni ou les Etats-Unis hier. Les forces et les principes qui la guident (notamment en termes d’approvisionnement en terres et en ressources, et la maîtrise de hubs stratégiques) semblent être de nature bien plus pragmatiques.

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La coexistence entre les deux puissances sans que les tensions actuelles ne se transforment en confrontation directe est donc possible. D’autant que les deux parties peuvent frapper pour faire mal. Les Américains peuvent mettre à mal l’économie chinoise avec des mesures commerciales protectionnistes. Et les Chinois peuvent répliquer en visant des produits en provenance de régions américaines qui ont voté pour Donald Trump — comme notamment le soja. Il s’agit d’un équilibre de la terreur, certes. Mais il n’est pas évident qu’un des deux acteurs aient vraiment intérêt à rendre ces tensions irréversibles.

Comparée aux décennies précédentes, où l’idée d’un « centre vital » bipartisan avait un sens (des candidatures comme Barry Goldwater pour les Républicains ou George Mc Govern pour les Démocrates étaient écartées), la vie politique américaine donne l’impression d’être plus clivée qu’à l’accoutumée. Peut-on s’attendre à ce que cette tendance s’ancre dans le temps, ou assistera-t-on à un retour de balancier prochainement au bénéfice d’une certaine modération ?

La polarisation de la vie politique américaine ne date pas d’hier. Trump n’en est pas la cause. Il n’en est qu’un symptôme. Et on arrive à mesurer la tendance depuis le milieu des années 1990 au moins. S’il existait des points communs incontestables entre les électeurs de chaque parti, ces points communs ont tendance à se réduire comme une peau de chagrin. Donc espérer que Trump soit un simple accident de l’histoire et que le retour du pendule nous ramènera à une situation où le compromis est possible n’est pas réaliste à mes yeux, bien malheureusement.

On pourrait presque se demander si le phénomène a vraiment une limite. Regardez l’Italie, où le mouvement Cinq Etoiles semble faire entrer Silvio Berlusconi dans la normalité de la vie politique italienne. Rien ne permet de dire que Trump ne soit pas la normalité de demain, lorsque ses soutiens, déçus et animés par encore plus de désillusions, chercheront le salut politique dans une figure encore plus radicale. Il ne faut cependant pas oublier que dans la perspective de 2020, les deux partis ont besoin de faire campagne sur des résultats politiques. A court terme, au moins, cela pourrait les pousser à chercher des compromis. Et il existe des dossiers sur lesquels le compromis est possible: la question des infrastructures, de l’immigration ou encore des médicaments sur ordonnance. Mais la figure politique qui saura réconcilier les deux partis, voire de réinventer la politique américaine (depuis le centre?) n’a pas encore émergé.

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