Le Pen: de l’alliance des nations à la coalition des partis souverainistes (BRET sur Atlantico)

Atlantico : Marine Le Pen a annoncé que le Rassemblement national allait publier un « manifeste » détaillant la vision du parti pour une « alliance des nations européennes », dans l’optique des élections mais plus largement dans une vision de l’Europe. Si l’alliance des nations européennes fait à la fois référence au terme de nation (souveraineté) et l’Europe, cette proposition ne reflète-t-elle pas, in fine, la forme actuelle de l’UE, dominée par une forme intergouvernementale qui se reflète au travers du Conseil européen ? 

Cyrille Bret : Marine Le Pen semble oublier que l’Union européenne est déjà une alliance des nations. C’est même bien plus qu’une simple alliance entre nations. C’est une destinée commune pour des peuples, des nations et des Etats. Les institutions européennes combinent plusieurs légitimités démocratiques. La première et la plus importante, c’est celle des citoyens et des peuples. La souveraineté populaire est portée par le Parlement européen. Depuis plusieurs décennies, chaque citoyen européen, au sein de son Etat national, élit directement ses représentants au Parlement européen. Le 26 mai prochain, ils seront plus de 750 hommes et femmes élus directement par leurs concitoyens sur des listes nationales pour représenter les citoyens européens. La deuxième source de légitimité, c’est celle de l’intérêt général européen. Nos 27 peuples ont des intérêts vitaux communs : leur sécurité, leur protection sociale, la défense de leurs frontières, la promotion de leurs valeurs humanistes, la défense de leurs droits fondamentaux. Chacun, individu, peuple, nation doit pouvoir être protégé par l’Union : c’est la mission principale de deux institutions au moins, la Commission et la Cour européennes. Enfin, le dernier ressort de légitimité est constitué par l’Etat national et plus précisément par le pouvoir exécutif de chaque Etat. C’est ce que vous appelez avec raison la dimension intergouvernementale de l’union. Au sein du Conseil de l’Union européenne, les gouvernements négocient, s’accordent, votent et décident pour leurs nations. La légitimité est ici indirecte, à la différence de celle du Parlement européen. Mais elle n’est pas moins forte. Il s’agit comme d’un Sénat qui disposerait de prérogatives exécutives en sus.

L’oubli du Rassemblement national n’est pas fortuit : allié à la Ligue italienne, au PVV néerlandais, au FPÖ autrichien et à d’autres encore, le FN puis le RN ont intenté depuis longtemps un procès en illégitimité aux institutions européennes. Contre l’évidence. Elles sont accusées d’être anti-démocratiques alors même qu’elles combinent toutes les légitimités démocratiques disponibles. Elles sont accusées d’être technocratiques alors même que ce sont les gouvernements et les parlements nationaux, institutions hautement politiques, qui assument les responsabilités, l’administration de la Commission étant à peine de la taille d’un petit ministère français.

Enfin et surtout, le slogan « alliance des nations » du RN aujourd’hui et celui de « printemps des nations » mis en évidence par Salvini à l’automne sont destinées à instiller le doute : les institutions européennes ne sont-elles pas supra-nationales ou, pire, anti-nationale ? C’est le récit bien connu d’une Union qui serait déracinée, mondialisée, sans attache et sans territoire. Là encore les évidences sont bafouée : tous les défenseurs des identités nationales sont écoutés, considérés et garantis par l’Union nationale. La fable d’un jacobinisme technocratique bruxellois est aujourd’hui bien mal en point. Marine Le Pen se contredit elle-même : elle conteste la représentativité des institutions européennes alors même que ce sont les institutions européennes qui lui donnent financement et visibilité, contingent conséquent de parlementaires et légitimité continentale.

Atlantico : De façon plus pragmatique, à quoi pourrait ressembler cette « alliance des nations européennes » ?

Cyrille Bret : l’alliance des nations proposée aujourd’hui est un procédé de marketing. Les nations d’Europe n’ont pas attendu le RN, la Ligue ou le FPÖ pour agir, prospérer, s’affronter et se réconcilier. Ce que vise le RN c’est une alliance des partis souverainistes, pas une alliance des nations.

Le grand projet poursuivi par Le Pen et Salvini depuis au moins la précédente législature est de cimenter autour d’eux-mêmes un rassemblement de tous les partis souverainistes anti-migration et anti-islam au Parlement européen afin de peser sur la constitution de la prochaine Commission européenne. Voilà le projet : un rapprochement entre appareils partisans et groupe parlementaires plutôt qu’un « printemps des peuples ». De ce point de vue, le premier enjeu est d’essayer de capter le contingent des députés européens hongrois du Fidesz. On sait que le Fidesz est pour le moment suspendu de son groupe d’affiliation traditionnel, le Parti Populaire Européen où siègent Les Républicains. Une telle prise de guerre serait politiquement très importante.

Je ne m’attends pas à lire dans ce manifeste autre chose que de la tactique destinée à attirer le maximum de partis souverainistes. On se souvient qu’en 2014-2015, le FN et la Ligue avaient eu toutes les difficultés du monde à constituer un groupe parlementaire.

Atlantico : D’un point de vue historique, à quoi pourrait ressembler une telle alliance des nations ? 

Cyrille Bret : la rhétorique du Rassemblement national évoque habilement le « Printemps des peuples » de 1848. On s’en souvient : face à la domination des empires conservateurs et des monarchies contre-révolutionnaires, les peuples européens avaient manifesté leurs aspirations à l’indépendance, à la souveraineté et à la modernisation des institutions publiques. Contre les empires russes et austro-hongrois, les peuples italiens, polonais, allemands, etc. se sont soulevés. De même, contre une Europe monarchique et conservatrice issue du Congrès de Vienne, les couches populaires ont essayé de secouer le joug d’Etats autoritaires. Marine Le Pen essaie de discréditer l’Union en rappelant, de façon subliminale, ces soulèvements nationaux, populaires et progressistes. Mais le parallèle est faux. Les Gilets Jaunes ne sont pas des peuples opprimés par des empires autoritaires. Assimiler l’Union à un empire est même scandaleux : tous les citoyens européens ont depuis longtemps leur mot à dire sur le gouvernement collectif ; de même, toutes les opinions dissidentes et les aspirations nationales sont protégées et garanties en Europe. Une alliance des nations serait aujourd’hui bien mieux représentée par un Parlement européen aux pouvoirs élargis que par un procès en illégitimité intenté par des partis souverainistes.