L’Europe : champ d’influence pour la Chine et la Russie (BRET – L’éléphant)

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Dans le dernier numéro de la revue L’éléphant, Cyrille Bret analyse les stratégies d’influence de la Russie et de la Chine en Europe, à travers les médias, les centres culturels et les think tanks. Les opinions publiques du Vieux Continent sont devenues des objectifs stratégiques pour la Russie et la Chine.

Retrouvez le numéro ici : L’éléphant Bret

Capture d’écran 2019-06-06 à 12.29.03De la puissance à l’influence

A l’occasion de la visite du président Xi Jinping à Paris (cf. photo), le 26 mars 2019, les lecteurs et les téléspectateurs européens ont pu mesurer à quel point la République Populaire de Chine (RPC) disposait d’une stratégie de communication active et professionnelle : achats d’espaces publicitaires dans la presse, sur les murs, à la radio et à la télévision ; tribunes et interviews semi-officielles ; activité redoublée sur les réseaux sociaux. Toutes ces actions ont souligné à quel point la RPC avait accompli son aggiornamento en Europe. Les Nouvelles Routes de la Soie ne concernent pas seulement l’aéroport de Toulouse Blagnac, les grands vignobles du bordelais rachetés par l’homme d’affaire Naijie Qu et le port du Pirée en Grèce. Elles sont aussi des chemins de l’information, du marketing et de la communication. De même, la Russie, en ouvrant une antenne francophone à Paris pour la chaîne de télévision multilingue Russia Today le 18 décembre 2017, a manifesté qu’elle entendait s’adresser directement à tous les citoyens européens dans leurs propres langues pour façonner les débats publics.

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Pour ces deux empires plusieurs fois séculaires, il s’agit d’un changement de paradigme sur la scène internationale. Il est loin le temps de la propagande communiste centralisée et austère du Komintern (cf. affiche) puis du Kominform, institutions de l’URSS chargées de piloter la propagande à l’extérieur de l’Union par l’intermédiaire des partis frères. Il est révolu le temps où la Chine lançait sa Révolution culturelle et essayait d’y rallier le monde via les intellectuels européens. Elle est close aussi l’ère où la Russie comptait seulement sur ses bases militaires et ses gazoducs pour influencer l’Europe. Désormais, ces deux puissances en reconstruction développent un véritable soft power de masse. A l’image de ce que les Etats-Unis pratiquent depuis des décennies. Le commerce, les investissements, les forces militaires ou encore la force de frappe diplomatique ne suffisent pas à garantir une supériorité. Il faut aussi séduire, attirer, influencer de façon indirecte et douce. Plus économe, moins brutal, plus durable. Les médias classiques et les réseaux sociaux, les instituts culturels, les écoles de langue mais aussi les églises, les événements sportifs sont mobilisés par la Chine et par la Russie pour nourrir leurs influences respectives en Europe.

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L’arme des médias

La République Populaire de Chine et la Fédération de Russie sont depuis bien longtemps dotées d’agence de presse mondiales réputées. L’agence Xinhua dite « Chine Nouvelle », créée en 1932, nourrit de longue date les médias occidentaux d’informations chinoises. L’agence TASS a même été fondée avant l’URSS, en 1904, et a servi de canal privilégié pour tous les médias communistes au vingtième siècle. Toutefois, les deux pays ont transformé la couverture mondiale de leurs agences de presse publiques et de leurs médias à partir des années 2000. Ils ont ainsi massifié et diversifié leurs publics. Ils ne ciblent plus seulement les diasporas, les élites ou les sympathisants.

Le modèle choisi est celui de la BBC britannique, des grandes chaînes d’information continue américaines comme CNN ou Fox News ou encore des chaines anglophones du Golfe comme Al Jazeera. Et l’objectif est le même : diffuser dans toutes les langues possibles, à destination des auditeurs, téléspectateurs et lecteurs de pays européens, les informations du monde telles qu’elles sont perçues et élaborées par les pouvoirs publics chinois et russes.

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A l’approche des Jeux Olympiques de Pékin et de l’exposition universelle de Shanghai, en 2008, la République Populaire de Chine a ainsi révolutionné sa télévision publique, la Télévision Centrale de Chine ou CCTV en lui confiant la mission de diffuser ses contenus dans différentes langues du monde. C’est l’objet de sa filiale CCTV International aujourd’hui transformé dans le groupe nommé China Global Television Network (CGTN). Elle le faisait déjà en anglais depuis 2000. Mais elle a accéléré la cadence en diffusant en français et en espagnol à partir de 2007. Avec pour missions de donner un point de vue chinois sur l’actualité, de promouvoir l’image de la Chine à l’étranger et d’influencer les débats publics nationaux en Europe. Cette stratégie a été entérinée par le Parti Communiste chinois lors de son congrès de 2007. Les investissements consentis ont été colossaux pour mettre au point cet empire médiatique public multilingue, à la hauteur des attentes des pouvoirs publics chinois : lors d’une visite récente dans les locaux de l’agence Chine Nouvelle, le président Xi Jinping n’a-t-il pas rappelé que les médias publics devaient suivre précisément la ligne du Parti communiste ? De même, CGTN est désormais diffusé dans 140 pays et les autorités chinoises ont offert à de nombreux journalistes des stages de formation à Pékin.

La Russie a elle aussi développé considérablement sa présence médiatique en Europe. S’estimant humiliée et même calomniée dans les médias occidentaux, elle a complètement refondu, à partir du milieu des années 2000, sa stratégie en la matière. En 2005, la holding de presse et de media Ria Novosti financée par les autorités publiques russes a lancé Russia Today, un ensemble de chaînes de télévision en langue étrangère destinées aux publics internationaux. Russia Today touche ainsi les publics anglophones depuis 2005, arabophones depuis 2007, hispanophones depuis 2009 et francophones depuis 2017 recrutant des professionnels reconnus du journalisme et de l’animation. Quant à l’agence de presse Sputnik, elle est intégrée depuis 2013 dans la holding Rossia Segodnia qui a remplacé Ria Novosti. Il s’agit d’une plateforme multicanal (radio, presse, sites) et multilingue (en 30 langues) qui diffuse le point de vue russe sur l’actualité. La plateforme d’information, de débat et d’opinion Sputnik est particulièrement dynamique et innovante en matière de réseaux sociaux. Ses infrastructures numériques sont à la pointe des tendances et sont massivement reprises sur Twitter : les dépêches sont relayées sous forme de twitts, de posts sur Facebook, d’éléments audio et de bannière, dans le cadre d’une stratégie véritablement omnicanal. Sputnik propage ainsi des analyses hétérodoxes et parfois même des fake news comme celle du soit-disant transfert de l’Alsace Lorraine à l’Allemagne dans le nouveau traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle, en janvier dernier. Une fausse information très vite relayée par les réseaux d’extrême-droite.

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L’impact de ces deux acteurs médiatiques russes dans les opinions européennes est évident, allant bien au-delà des traditionnels cercles français pro-russes. En affirmant donner des informations supplémentaires, en promettant d’aller plus loin dans les investigations, RT et Sputnik se parent de vertus proprement journalistiques pour donner « un autre point de vue » sur l’actualité. Ces médias ont été très actifs -mais aussi vivement critiqués et même surveillés- lors des crises diplomatiques entre la Russie et le Royaume-Uni durant l’affaire Skripal (du nom de l’ancien agent de renseignement militaire russe empoisonné avec sa fille au Royaume-Uni en 2018) et entre la Suède et la Russie lors de la crise portant sur les sous-marins russes dans l’archipel de Stockholm en 2014. Régulièrement accusés de désinformation et de propagande, ils suscitent un sentiment ambivalent d’attirance et de méfiance dans les opinions publiques européennes. Les uns y voient une dérogation bienvenue à la pensée unique. Les autres une entreprise de propagande néfaste.

Les stratégies médiatiques publiques de la République Populaire de Chine et de la Fédération de Russie sont aujourd’hui parvenues à maturité. Grâce à CCTV, à Russia Today et à Sputnik elles donnent non seulement une visibilité médiatiques et une vitrine à leurs pays d’origine. Mais elles réussissent aussi à influencer le débat public en Europe, s’immisçant dans toutes les campagnes électorales majeures. Ainsi, durant la campagne présidentielle française, à l’hiver 2016-2017, les médias russes et les réseaux sociaux proches de la Russie ont mis à l’honneur les thématiques favorables au Rassemblement National et à la candidature Fillon. RT et Sputnik ont mobilisé les groupes chrétiens allemands, italiens et autrichiens pour la défense des chrétiens d’Orient en vantant l’action des forces armées russes en la matière

Réseaux culturels et linguistiques

Russie et Chine utilisent aussi d’autres leviers d’influence pour défendre leurs intérêts sur le Vieux Continent. Terre de culture et de débats, l’Europe a une appétence marquée pour les réseaux culturels et académiques. Les deux puissances ont répondu à cet appétit chacune à leur manière.

logo_@2x.jpgLa République Populaire de Chine a, depuis plus d’une décennie, privilégié les Instituts Confucius pour diffuser la connaissance de la langue et de la culture chinoises. Ils se sont implantés en Europe d’abord en Suède, en 2005, puis en Allemagne, en Italie et dans toute l’Europe centrale et orientale où aboutissent les Nouvelles Routes de la Soie et le trafic maritime chinois. Ainsi, les instituts Confucius de Budapest, d’Athènes et de Belgrade sont particulièrement actifs. Outre leur mission linguistique, ils ont la fonction de favoriser les échanges universitaires pour drainer les étudiants européens vers les universités chinoises. Ce réseau mondial est symptomatique de la façon dont la Chine entend se projeter sur la scène mondiale : c’est sa langue et sa culture plutôt que ses valeurs politiques internes qui sont mises en avant. Très loin de la doctrine maoïste. De ce point de vue, le succès des films à grand spectacle fortement patriotique de Zhang Yimou comme Hero, complètent, dans le domaine du divertissement, cette communication universitaire et académique centrée sur la Chine éternelle.

La Fédération de Russie, elle, privilégie plus volontiers sa proximité culturelle avec le Vieux Continent, que la diffusion de la langue russe. Ainsi, la Fédération a réouvert de ses instituts culturels en Europe occidentale. Et elle a aussi redéveloppé une stratégie d’influence religieuse. L’ouverture de la cathédrale de la Sainte Trinité en 2016 et du centre spirituel et culturel orthodoxe à Paris, au pied de la tour Eiffel, est le projet phare d’une action du patriarcat de Moscou en Europe.

Les think tanks sont enfin d’efficaces relais : Ainsi, l’institut de la démocratie et de la coopération à Paris diffuse les idées et l’influence de la Russie en France. Non sans une certaine efficacité. Plusieurs hommes politiques français se font ainsi régulièrement les hérauts de l’alliance franco-russe : l’ex-député Thierry Mariani (LR, à présent RN) a régulièrement demandé au Parlement la levée des sanctions infligées à la Russie à la suite de l’annexion de la Crimée le 18 mars 2014 ; Marine Le Pen milite souvent pour un rapprochement avec le président russe ; Et François Fillon, lors de sa campagne pour la présidentielle fin 2016, a souligné la nécessité de sortir d’une approche conflictuelle avec la Russie.

Les limites de l’influence

Depuis une décennie, La Chine et la Russie ont radicalement transformé leurs stratégies d’influence en Europe. Ne disposant ni d’une industrie cinématographique comme celles d’Hollywood et de Bollywood ni d’une industrie de la chanson comme la Corée du Sud avec la K Pop, la Russie et la Chine ont cherché à dépasser l’image de puissances commerciales et militaires pour se donner le statut de centres culturels capables de rayonner sur tout le continent. Toutefois, leurs soft powers respectifs buttent sur plusieurs écueils européens. D’une part, le hard power de ces puissances (économiques, militaires, diplomatiques) est trop manifeste au Moyen-Orient et en Afrique pour ne pas susciter la méfiance des opinions européennes. Le soft power s’en trouve entravé et même miné. D’autre part, le soft power médiatique de ces pays est presque victime de sa propre visibilité : à force d’être omniprésents, les médias chinois et russes suscitent la critique, la controverse et même la condamnation. Pour une stratégie d’influence, l’équilibre entre extrême visibilité et attractivité n’est pas aisé à trouver. Les Européens n’aiment que difficilement les grandes puissances.