Alors que l’OTAN célèbre ses 70 ans à Londres dans un climat de controverse,Alexis Feertchak, du Figaro, interroge Barthélémy Courmont, Igor Delanoë et Cyrille Bret sur le prestige et le rôle de l’OTAN à l’extérieur de l’Alliance et de sa zone historique d’action. Retrouvez l’analyse ici : Bret Le Figaro OTAN
«Obsolète». En 2017, l’adjectif lâché par Donald Trump à propos de l’Otan laissait les Européens pantois. Près de trois ans après, dans les coulisses du sommet de l’Alliance atlantique à Londres, ce sont les mots de «mort cérébrale » du président Macron qui résonnent comme un drôle de discours d’anniversaire. Sur le papier pourtant, l’Otan connaît une forme étonnante.
Dans l’histoire, rares sont les alliances militaires à avoir déjà fêté leurs soixante-dix ans, plus encore à une échelle géographique aussi vaste. À sa création, elle comptait 12 membres contre 29 aujourd’hui, dont les budgets militaires annuels, réunis, frisent les 1000 milliards de dollars (contre moins de 200 milliards pour la Chine ou environ 60 pour la Russie). En sept décennies, l’Otan a acquis des compétences opérationnelles, encadrées par des procédures éprouvées. Depuis sa grande victoire de 1991, elle a mené plus de quinze opérations, de l’ex-Yougoslavie à l’Afghanistan en passant par la mer rouge ou la Libye.
Les personnes ayant connu un monde sans l’Otan sont aujourd’hui septuagénaires. L’alliance – quoique régulièrement critiquée, surtout en France – apparaît familière. «On a tendance à l’oublier vu du dedans, mais si l’on prend un peu de distance, deux éléments forcent le respect, qu’on apprécie ou non l’Otan: d’abord sa longévité, ensuite sa puissance», raconte Barthélémy Courmont, directeur de recherche à l’IRIS. Vu d’Asie, d’Orient ou de Russie, le poids de l’Otan ne passe pas inaperçu. «Il y a un décalage de perception selon là où on se place», confirme Cyrille Bret, maître de conférences à Sciences Po Paris.
David contre Goliath
«Vue d’Asie, l’Otan est perçue comme une organisation aboutie, solide et intégrée. Décriée à l’intérieur, elle est parfois enviée à l’extérieur. La Corée du Sud, le Japon ou Taïwan aimeraient qu’il y ait un article 5 pour les protéger!», précise l’enseignant, citant la pierre angulaire de la Charte qui consacre le principe d’assistance mutuelle entre États signataires. Un article 5 qui explique pourquoi certains pays comme l’Ukraine ou la Géorgie, anciennes marches de l’Empire russe, souhaitent appartenir à l’Otan.
Revers de la médaille, la puissance de l’alliance tient d’un déséquilibre structurel, les États-Unis représentant à eux seuls près de 80% des dépenses totales de défense des pays otaniens. Face à une telle machine de guerre, difficile de ne pas rejouer les David contre Goliath. «Ce déséquilibre nourrit un ressentiment d’une grande partie du monde, qui assimile l’Otan aux États-Unis. L’alliance y est souvent moins perçue comme une organisation collective que comme le bras armé de Washington», prévient Barthélémy Courmont, qui rappelle la campagne du Kosovo et les frappes occidentales contre la capitale serbe, Belgrade, en 1999. «Dans une mission de l’Otan, les cibles doivent être validées par tous les États. Or, pour la Serbie, la France et l’Italie étaient très pointilleux, au grand dam de Washington qui, disons, était plus lâche sur le choix des frappes. Les Américains ont décidé de mener en parallèle leur propre guerre en frappant leurs propres cibles sous leur propre étendard. Ce fut le cas par exemple du bombardement de l’ambassade de Chine. Nous l’avons un peu vite oublié, mais ceux qui ont vécu sous les bombes, non. Pour eux, l’Otan et les États-Unis, c’est la même chose», raconte l’universitaire.
Une hostilité qui prédomine aussi à Moscou. «C’est assez abrupt pour les Russes: l’Europe est une place d’armes américaine. Vladimir Poutine, dont le discours repose sur la notion de souveraineté, ne peut pas comprendre le point de vue d’Européens dépendants, selon lui, de leur parrain américain», analyse l’historien Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe. En 1949, l’Otan a été créée pour coupler l’Europe occidentale aux États-Unis face à la menace soviétique. En 1955, le pendant soviétique de l’Otan est créé avec le Pacte de Varsovie, qui s’écroule en 1991, quelques mois avant la chute de l’URSS. «Pour les Russes aujourd’hui, c’est assez simple, l’Otan aurait dû disparaître en même temps», poursuit Delanoë, qui estime qu’ils considèrent l’Otan comme à la fois «inutile» et «menaçante»: «Pour eux, l’Otan poursuit la politique américaine d’“endiguement” de la Guerre froide. C’est ainsi qu’ils analysent l’élargissement de l’alliance vers l’Est et les opérations en ex-Yougoslavie, notamment le Kosovo, véritable traumatisme pour les Russes [la Serbie orthodoxe est un allié traditionnel de la Russie, NDLR]. Ils voient aussi la guerre en Ukraine sous ce prisme». Un raisonnement évidemment non partagé par Kiev qui continue d’espérer faire un jour partie de l’Otan pour y gagner une assurance-vie, au même titre que la Pologne ou les Pays baltes, qui ont rejoint l’Otan en 1999 et en 2004.
La crise ouverte entre la Russie et les puissances otaniennes depuis l’annexion de la Crimée et la guerre du Donbass en 2014 a reposé à nouveau frais la question des objectifs de l’Otan. Le premier d’entre eux, simple mais légèrement tautologique – défendre les pays membres de l’Alliance -, manquait d’incarnation depuis 1991 en raison de la disparition de la menace fondatrice que représentait l’URSS. «Dans les années 1990, l’Otan s’est fait le gendarme des Balkans puis, dans la foulée des attentats de 2001, a rejoint la guerre mondiale contre le terrorisme. Mais quel est précisément cet ennemi? Dans un sens trop étroit, le terrorisme est un simple moyen d’action. Dans un sens trop large, terroriste devient un synonyme d’ennemi, mais sans dire lequel. Il y avait une absence d’adversaire identifié, un vide à remplir», argue Cyrille Bret. Pour l’enseignant à Sciences Po, «la crise en Ukraine en 2014 a paradoxalement été une aubaine pour l’Otan. L’alliance a retrouvé son ennemi de la Guerre froide: c’était disproportionné vu la menace que pourrait représenter la Russie aujourd’hui mais commode».
Prophétie autoréalisatrice
À Moscou comme au Moyen-Orient – en Irak, par exemple, après le renversement de Saddam Hussein -, le discours sur la «fabrication de l’ennemi» est régulièrement repris. Un risque très sérieusement envisagé dès 1998 par un diplomate américain peu suspect d’antiaméricanisme, George Kennan. À propos de l’élargissement de l’Otan, celui qui fut le père de la doctrine de «containement» durant la Guerre froide écrivait dans la revue Foreign Affairs : «Les Russes vont progressivement réagir et cela aura un effet sur leurs politiques. Je pense que c’est une erreur tragique». Le risque identifié était celui d’une prophétie autoréalisatrice. En 2014, obsédés par leur traditionnel complexe d’encerclement, les Russes profitaient de la crise ukrainienne pour annexer la Crimée, en violation du droit international mais en invoquant le précédent kosovar et le sentiment de la population, favorable à un «rattachement». «Les Russes ont tendance à oublier que, dans les années 1990, ils n’étaient pas si mécontents de l’intégration otanienne, dont ils espéraient qu’elle mettrait un peu de sérénité en Europe orientale et favoriserait leur rapprochement avec l’Occident, qui a fait long feu. Aujourd’hui, à Moscou, beaucoup disent regretter de ne pas avoir réagi avec plus de véhémence à l’avancée de l’Otan», réagit Igor Delanoë.
«Notamment vu d’Asie, l’Otan donne l’impression de ne pas être sortie d’une vision binaire des relations internationales, héritée de la Guerre froide, alors que les grands enjeux de l’époque se déplacent vers le continent asiatique. Le principal problème de l’Otan, c’est son décalage avec les réalités stratégiques du moment. Cantonnée à sa zone géographique, elle n’a par exemple rien à dire des tensions en mer de Chine méridionale», analyse Barthélémy Courmont qui estime que la Chine n’observe pas l’Otan comme un «compétiteur stratégique».
Pourtant, de même qu’une «Otan globale» avait été envisagée dans les années 2000 autour du Japon, de la Corée du Sud et de l’Australie, un nouveau concept a émergé ces dernières années dans les milieux stratégiques, d’abord américains: l’«Indo-Pacifique» serait une nouvelle stratégie d’endiguement régional face à la Chine. «L’Indo-Pacifique est à la mode, mais la logique n’est pas assimilable à l’Otan, au contraire. Les États-Unis ont été les premiers à utiliser l’expression mais ils privilégient aujourd’hui des relations bilatérales en Asie. L’Indo-Pacifique est repris par des acteurs de second rang – France, Australie, Inde – qui veulent peser dans un espace géographique dominé par le duo Washington/Pékin», analyse Cyrille Bret.
Depuis son élection en 2016, Donald Trump qui pourfend toutes les initiatives multilatérales ne défend d’ailleurs pas une intégration militaire régionale face à Pékin, dans une logique d’extension de l’Otan. «Trump a bien compris que les États voisins de la Chine ne veulent pas se retrouver en première ligne dans un potentiel conflit sino-américain, mais souhaitent négocier au mieux avec Pékin, quitte pour cela à s’appuyer sur Washington», explique Barthélémy Courmont, qui conclut: «L’Otan reste donc intimidante, mais si des pays extérieurs l’observent, ils pourront se demander s’il ne s’agit pas d’un club dont les membres ont bien du mal à dire pourquoi ils en font partie. C’est aussi ce spectacle qu’offre Erdogan en jouant son propre jeu en Syrie sans se soucier de l’alliance».