La guerre urbaine, arme du faible? (Pierre Firode – EAP)

Les nouveaux sanctuaires urbains d’Al-Qaida : des montagnes afghanes aux villes du triangle sunnite irakien

La ville serait-elle devenue la meilleure arme du faible ? Ne serait-elle pas au cœur d’un renouveau stratégique pensé par les acteurs informels de la guerre ?

On s’accorde souvent à montrer le caractère urbain et asymétrique des guerres contemporaines. En revanche, on s’attache rarement à articuler les deux. Or, c’est parce qu’elle est asymétrique que la guerre contemporaine s’installe dans les villes.

Un exemple s’impose alors comme une évidence : l’insurrection irakienne contre les forces de la Coalition dans les villes du « triangle sunnite » de 2003 à 2006 (cf. carte ci-dessous). Comme le formule le chef d’Al-Qaida en Mésopotamie, Al Zarqawi, dans sa lettre à Al Zawahiri, la guérilla irakienne ne dispose pas de sanctuaires naturels1 et devra s’organiser depuis les centres urbains de l’Irak sunnite. Quelles opportunités tactiques et stratégiques offre le cadre urbain à la guérilla d’Al Zarqawi ?

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La ville réduit l’asymétrie matérielle et technologique

Le milieu urbain réduit d’abord l’asymétrie matérielle et technologique entre l’Insurrection et la Coalition, en raison de la réduction des distances d’engagement : « They (the Coalition forces) sent fighter planes to fly over the area. The Coalition forces were asking me for exact position of the enemy, but when the enemy penetrated my area, everything was intermingled. In military terms, when everything is intermingled, there is no specific target, the battle is lost »2. Cet interview de Sheikh Jassim al-Suwadawi illustre un thème récurrent des témoignages recueillis par les Marines : la difficulté voire l’impossibilité d’utiliser les forces aériennes en combat urbain rapproché où les acteurs sont « mélés » comme le dit Jassim.

Ce constat s’applique à tous les moyens d’appui feu (artillerie, blindés) dont l’utilisation demeure difficile en milieu urbain. A l’inverse, les outils militaires les plus rudimentaires utilisés par la guérilla peuvent s’avérer particulièrement meurtriers en milieu urbain. Il en va ainsi des IED (Improvised Explosive Device) qui restent la principale menace pour les forces de la Coalition en milieu urbain à en croire le témoignage du SEAL Marcus Luttrel 3. En effet, la ville offre de nombreuses possibilités aux poseurs d’IED. Exploitant au mieux le bâti, les insurgés n’hésitent pas à miner l’intérieur des maisons et les espaces difficiles d’accès aux équipes de déminage. L’utilisation des IED en milieu urbain est particulièrement intéressante puisqu’elle limite l’impact d’une autre asymétrie, le contraste d’entraînement qui sépare l’armée professionnelle de la Coalition d’une part et l’insurrection, composée en majorité de combattants peu ou pas expérimentés, d’autre part. Les IED permettent aux hommes les moins formés, les moins entraînés (et notamment les civils) de jouer un rôle décisif dans les actions armées contre la Coalition 4.

Omniscience zénithale contre espace vécu

Si la ville limite autant l’asymétrie entre l’Insurrection et la Coalition c’est aussi qu’elle freine l’utilisation des outils de détection, de connaissance de l’espace utilisées par les forces américaines et leurs alliés irakiens. Le regard zénithal sur le champ de bataille que rendent possible les satellites ou les drones5 joue un rôle moins décisif en ville qu’en terrain ouvert.

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A l’omniscience zénithale des Américains, les Insurgés opposent leur espace vécu, leur familiarité avec les villes du triangle sunnite. Le combat urbain valorise ainsi davantage la familiarité avec l’espace, en un mot sa pratique, plus que sa connaissance zénithale par l’intermédiaire des outils de télédétection utilisés par les armées de l’OTAN. D’autant que l’environnement urbain permet aux acteurs informels de se dissimuler dans la population civile. Dans le triangle sunnite irakien, la guérilla exploite au maximum la frontière très poreuse entre l’insurrection et les civils pour dissimuler ses forces et échapper non seulement à la détection mais aussi à la puissance de feu de la Coalition.

L’urbain facteur de médiatisation

En s’implantant en ville, Al Zarqawi entend déplacer le conflit du champ strictement militaire vers le terrain médiatique. En plus de limiter l’asymétrie, la ville permet à Al Qaida d’entamer une guerre médiatique qui s’adresse d’abord aux populations musulmanes du Moyen-Orient : « Nous sommes donc engagés dans une bataille médiatique pour gagner les cœurs et les esprits des membres de notre communauté » 6. Pour Al Zarqawi comme pour Al Zawahiri, le but de la guérilla urbaine est simple : abattre l’Etat irakien et ses fonctions régaliennes afin d’exploiter au maximum le mécontentement social ainsi crée. La disparition de l’Etat doit alors, dans la perspective d’Al Zahawiri et de Zarqawi, contraindre l’armée américaine à en assumer les fonctions régaliennes et l’amener ainsi à se comporter comme une armée d’occupation. En créant un « vide sécuritaire » dans les villes sunnites, Al Zarqawi entend ramener les troupes américaines au cœur des villes sunnites dont elle s’était éloignée depuis avril 2004. De retour dans les villes sunnite du triangle irakien, l’armée américaine devient aux yeux des Irakiens une armée d’occupation.

Il s’agit pour Al-Qaida d’exploiter le mécontentement social dû à l’effondrement de l’Etat en poussant les populations locales à se révolter contre une occupant extérieur : « Les masses musulmanes, pour de nombreuses raisons qu’il n’y a pas lieu ici d’évoquer, ne se révoltent que contre un occupant étranger, surtout s’il s’agit d’un Juif, et à moindre degré d’un Américain » 7. En effet, Al-Qaida entend réveiller chez les populations musulmanes l’appel au Jihad défensif, le seul capable d’unifier les masses dans une guerre globale 8. La guerre contre la Coalition devient une guerre médiatique visant à associer les populations musulmanes du Moyen-Orient dans un Jihad régional voire mondial.

La guerre d’Irak a permis de renouveler la pensée stratégique et tactique de la guérilla jihadiste. Délaissant les sanctuaires naturels pour les villes, la branche irakienne du groupe terroriste a bien compris les opportunités que lui offre un champ de bataille urbain qui limite considérablement l’asymétrie entre le « fort », les forces de la Coalition, et le « faible », l’Insurrection. D’autant que la ville permet une mobilisation médiatique capable, selon Al Zarqawi, de mener l’Oumma sur la voie du Jihad. Il ne faut donc pas s’étonner que l’urbain soit devenu à la faveur du conflit irakien l’espace privilégié de la guerre asymétrique. On peut raisonnablement penser qu’il constituera, dans les conflits à venir, le principal sanctuaire du terrorisme international.

Références

1« C’est que ce pays n’a pas de montagnes pour s’y réfugier ni de forêts pour s’y cacher. ». Extrait de la lettre d’Al Zarqawi à Al Zawihiri publiée dans Gilles Kepel, Al-Qaida dans le texte, Traductions de Jean-Pierre Milelli, Presses Universitaires de France, édition du Kindle.

Colonel Gary W. Montgomery, Al-Anbar Awakening, Volume II Iraqi Perspectives, From Insurgency to Counterinsurgency in Iraq, 2004-2009. p. 74. 

3Marcus Luttrel, Service, a navy seal at war, 2012, Hachette Book group, p. 77.

4Ibid, p. 75.

5 « Nos arrières sont à découvert et nos mouvements connus, les yeux de l’ennemi sont partout », ibid, lettre d’Al Zarqawi à Al Zawihiri. 

6Lettre d’Al Zahawiri à Al Zarqawi, Gilles Kepel, Al-Qaida dans le texte, op cit.

7 Lettre d’Al Zahawiri à Al Zarqawi, Gilles Kepel, Al-Qaida dans le texte, op cit.

8Al Anbar Awakening t. II, op Cit, p. 194.

Références