Mort du général iranien Soleimani: un tournant pour la politique américaine au Moyen-Orient? (Clément Therme)

Clément Therme est chercheur post-doctorant au sein de l’équipe « Nuclear Knowledges » du Centre de recherches internationales (CERI) de Sciences Po Paris. Cette recherche a reçu le soutien financier du projet « De la vulnérabilité politique à l’âge nucléaire (VULPAN) » de l’Agence nationale de la recherche (ANR). Il a notamment dirigé l’ouvrage L’Iran et ses rivaux. Entre nation et révolution à paraître chez Passés composés en février 2020.

Le 3 janvier 2020, les Etats-Unis ont réalisé une opération en Irak conduisant à la mort due général iranien Soleimani, chef de la force Al Qods. Clément Therme indique les enjeux de cette opération et de ses résultats.

EAP : quels sont les enjeux stratégiques pour les Etats-Unis d’une telle opération? Peuvent-ils contrer l’influence de l’Iran et de ses partenaires russes, syriens et libanais dans la région?

Clément Therme : il s’agit pour l’Administration Trump d’afficher un succès pour sa stratégie de « pressions maximales » contre l’Iran qui a depuis deux ans surtout conduit à l’appauvrissement de la population iranienne et n’a permis ni une démocratisation du pays ni un changement dans la stratégie nucléaire ou la politique régionale du pays. Ce coup d’éclat s’explique aussi par la perception de contrer la politique régionale iranienne en élimant l’un des principaux stratèges impliqués dans la mise en œuvre d’une politique décidée par le Guide suprême l’ayatollah Khamenei. Les partenaires russes, syriens et libanais de la République islamique se nourrissent comme la République islamique des sentiments anti-américains au Moyen-Orient. La Russie va chercher à se positionner comme une puissance médiatrice pour éviter que la confrontation militaire irano-américaine ne débouche sur un conflit militaire ouvert entre les deux pays. Cette volonté de préserver le statu quo va être un facteur important dans la décision iranienne de répondre militairement à l’élimination du Général Qassem Souleimani par les forces militaires américaines. Un autre élément important sera la volonté de la Chine de préserver le statu quo et d’éviter une escalade militaire dans le golfe Persique.

EAP : quelles sont les conséquences possibles de cette opération et de cette mort sur la vie politique iranienne? Notamment dans la perspective des présidentielles de 2021?

Clément Therme : cela produit une unité des factions politiques qui se partagent le pouvoir au sein de l’architecture institutionnelle complexe de la République islamique. L’escalade militaire américaine contribue à souder les factions qui auparavant avaient des opinions divergentes sur la politique régionale de l’Iran. Pour les factions « modérées » et le gouvernement du Président Rouhani les relations de la République islamique étaient plus un moyen de négocier l’influence de l’Iran avec l’Occident alors que les factions conservatrices, la construction d’un réseau d’influence idéologique, sécuritaire et économique au Moyen-Orient était une fin en soi. Désormais toutes les factions s’accordent pour préparer une réponse militaire face à l’opération militaire américaine ayant conduit à l’élimination de Souleimani.

EAP : cette opération annonce-t-elle un changement de cap dans la politique iranienne des Etats-Unis? 

Clément Therme : elle constitue une étape de plus dans la stratégie de confrontation choisie par l’Administration Trump pour tourner la page de la politique iranienne d’ouverture de l’Administration Obama. Le passage d’une confrontation économique tous azimuts à l’usage de la force revêt néanmoins le risque de voir une déstabilisation de la région. En effet, il existe aussi une dimension réactive dans la politique américaine vis-à-vis de la République islamique et l’un des facteurs déterminants de cette politique sera la nature de la réaction asymétrique iranienne : prise d’otages, attaques sur des intérêts économiques américains ou ciblage des forces militaires américaines en Irak, en Afghanistan ou dans le golfe Persique. Enfin, il y a la possibilité pour la République islamique de prendre des mesures de rétorsion contre les alliés des Etats-Unis qu’il s’agisse des Etats européens via leurs ambassades à Téhéran par exemple ou des partenaires régionaux de Washington. Ce qui est sûr c’est que la perspective de l’ouverture d’un dialogue diplomatique entre les deux pays s’est éloignée et le durcissement de la politique américaine produit des risques géopolitiques accrus pour les Etats qui soutiennent l’agenda anti-République islamique de Washington.