Entretien avec Vincent BURNAND-GALPIN, co-auteur avec Paul Jorion de Comment sauver le genre humain (Eurasia Prospective) 1/2

Vincent Burnand-Galpin, vous venez de co-publier avec Paul Jorion Comment sauver le genre humain. Comment vous est venue l’idée de cet ouvrage ?

Ce livre est d’abord le fruit de notre rencontre avec Paul Jorion. Dans le cadre de la tribune étudiante que j’animais à l’ENSAE, je l’avais invité pour une conférence à l’école. Nous sommes restés en contact  et cela fait maintenant deux ans que nous travaillons ensemble. Avant la publication du livre, nous avions déjà co-signé un certain nombre de textes.

Cet ouvrage, plus spécifiquement, est la rencontre de nos deux univers. D’un côté, Paul Jorion travaille depuis de plusieurs années sur une critique de notre système économique actuelle. Il avertit en particulier sur ses failles depuis la crise de 2008. Il alerte également, dans Le dernier qui s’en va éteint la lumière (éd. Fayard, 2016) notamment, sur le risque d’extinction de l’espèce humaine.

Pour ma part, je suis issu du monde de l’engagement lycéen, puis étudiant. Très actif dans la vie démocratique lycéenne, j’ai même écrit le Guide d’action du lycéen engagé, publié par l’Académie de Paris en 2017, pour donner les outils, et surtout l’envie, à tous les lycéens de se saisir du lycée non seulement comme un lieu académique mais un lieu de vie.

Après avoir lu les constats implacables de Paul Jorion, je me posais sans cesse la question : « alors, comment on fait maintenant ? ». Mon guide c’était ça : chercher le comment, proposer des solutions, trouver les leviers du changement au sein des lycées,… d’où ce titre « comment… » : un guide d’action en somme ! Sauf qu’ici, il ne s’agissait plus de trouver des réponses à l’engagement individuel, mais des solutions systémiques.

Dans cet ouvrage que vous avez co-écrit avec Paul Jorion, vous en appelez à l’émergence d’une « économie de guerre écologique », en comparant le défi climatique à la mise en place des économies de guerre. Pouvez-vous expliquer sur quoi repose cette mobilisation de l’économie ?

Une économie de guerre c’est la redirection de l’activité économique toute entière vers l’objectif de la victoire. Cela comprend en particulier quatre caractéristiques.

La première est une planification et un interventionnisme étatiques accrus. A titre d’exemple, durant la Seconde Guerre mondiale aux Etats-Unis, il s’est caractérisé par la création, en 1942, de l’Office de stabilisation économique. Ses pouvoirs étaient considérables en termes de fixation des prix, de la qualité et de la quantité des biens produits.

La seconde est un développement hors norme des infrastructures militaires. Un chiffre est particulièrement marquant : en trois ans, entre le 7 décembre 1941 (la date l’attaque de Pearl Harbor) et le 7 décembre 1944, les Etats-Unis ont construits 230 000 avions de guerre alors qu’il ne fallait que 350 avions en service pour assurer toutes les lignes commerciales de l’époque !

La troisième est la mobilisation de toute la population dans l’effort de guerre. Ce sont des faits historiques bien connus : la Seconde Guerre mondiale a mobilisé un nombre considérable de soldats au front mais a mobilisé également l’arrière pour assurer la production industrielle nécessaire et les moyens de subsistance de toute la population.

Enfin, la quatrième caractéristique d’une économie de guerre est la garantie des moyens de subsistance minimum par un Etat-providence fort. Dans l’histoire, l’implication de l’Etat dans cette mission varie : il abandonne souvent l’arrière au profit des besoins du front. Mais le modèle d’économie de guerre britannique durant la Seconde Guerre mondiale est particulièrement intéressant. Le gouvernement avait mis en place le système dit « Utility » selon les mots de Jean-René Bernard (Le système « Utility » : institution fondamentale et caractéristique de l’économie de guerre britannique, Colin, 1953). Les britanniques produisaient des bien standardisés, de bonne qualité, en grande quantité et à des prix abordables pour garantir les besoins de tous. Une des conséquences inattendues de cette situation est que la population la plus pauvre a été, pour la première fois de l’histoire, bien nourrie.

Un effort de guerre écologique c’est remplacer l’ennemi extérieur par l’ennemi intérieur, autrement dit, notre fâcheuse tendance à consommer, voire consumer, la planète. Pour lutter contre le dérèglement climatique, il s’agit de réaliser une mobilisation sans précédent à tous les niveaux de la société : Etats, entreprises, citoyens,… tout le monde a son rôle à jouer. Un Etat-providence fort est nécessaire pour que la société soit capable d’encaisser les chocs. Il s’agit, premièrement, du choc de la transformation profonde de nos sociétés (on pense à la déstabilisation du marché du travail par exemple). Mais il s’agit aussi des crises que l’on va connaitre dues à la perturbation des équilibres naturelles. Le coronavirus n’est que la première d’une longue série.

Pour finir, il faut quand même souligner une limite à la comparaison avec les économies de guerre : une économie de guerre se caractérise par la gestion du chaos. Dans la guerre contre le dérèglement climatique il s’agit de planifier un minimum les choses, d’où également notre étude de différents modèles de planification, en temps de paix, dans l’histoire.

La capacité des Etats à agir est l’une des clés de la mise en place de cet effort de guerre écologique. Vous déplorez plutôt, toutefois, la perte de compétences étatiques en la matière. « Il est grand temps que les États reprennent ces prérogatives planificatrices et les mettent au service de la plus grande transformation que l’humanité ait eu à réaliser en si peu d’années » (p.158-159) : si la question climatique a fait l’objet d’une prise de conscience, et fait l’objet de nombreuses formations, où trouver les élites administratives et politiques prêtes à relever ce défi de planification de l’économie ?

Il faut, avant tout, rappeler qu’en France le Commissariat général au Plan était une petite équipe de 150 personnes et que la planification à la française a relativement bien fonctionné pendant plus de 30 ans à la suite de la guerre. Bien sûr, il s’appuyait sur plusieurs centres d’études, mais ils existent encore pour la plupart (comme le CEPII, Centre d’études prospectives et d’informations internationales, ou le CREDOC, Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie). Bien sûr, il faudrait mettre ces institutions à jour 70 ans plus tard et les adapter au contexte actuel.

Mais cette élite administrative est déjà en poste. Elle est partout autour de nous. Au cours mon expérience d’étudiant, je vois ces élites capables de relever le défi. Pour planifier, il faut déjà quantifier, avoir des sources d’informations fiables : je viens de l’ENSAE, une école qui forme les statisticiens de demain et les administrateurs de l’INSEE. Les méthodes pour gérer l’information en masse sont là ! A Sciences Po, je vois cette génération prête à prendre ces enjeux à bras le corps : elle est prête ! Quand j’étais en stage au Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire, j’ai vu cette tour de la Défense remplie de planificateurs dans les starting blocks. J’ai participé moi-même au service statistique à nourrir les nombreux rapports et avis produits par ce ministère mais qui ne sont simplement pas utilisés à leur juste valeur.

On le montre dans le livre : la France est championne du monde de la planification ! Il existe une constellation de plans environnementaux très précis que ce soit au niveau national, au niveau régional ou au niveau local. Il nous reste simplement à les hiérarchiser et à les appliquer.

Mais il est vrai, la limite à la planification n’est certainement pas technique mais politique. Le paysage politique y était pour l’instant très hostile. Mais les choses bougent très vite avec la crise sanitaire actuelle : les annoncent d’Emmanuel Macron depuis le début de la crise sont dans ce sens très encourageantes. Espérons que cela ne soit pas seulement de vains mots !

J’ai parlé de la France, mais les autres régions du monde sont prêtes pour une telle planification aussi. Au niveau européen, la Commission, si elle veut bien se saisir de ce rôle, est un planificateur de longue date. Seulement, elle n’a pas les moyens de ses ambitions. Pour ce qui est de la Chine, elle est déjà au point là-dessus depuis bien longtemps, même si ce n’est pas le modèle que nous souhaitons appliquer en Europe. La machine planificatrice est rodée depuis l’ère de Deng Xiaoping. Mon inquiétude se tournerait plutôt vers les Etats-Unis. Ils ont montré leur capacité par le passé de planification, mais l’administration Trump aujourd’hui détricote toutes les agences fédérales susceptibles d’être des appuis dans ce genre de défi.