Mikaa MERED est professeur de géopolitique des pôles Arctique et Antarctique à l’Institut Libre d’Étude des Relations Internationales (ILERI), chargé de cours à NEOMA Business School et Sciences Po Rennes, et expert évaluateur auprès de la Commission européenne. Son premier ouvrage, « Les Mondes Polaires », a reçu le Prix du Livre géopolitique des Prépas 2020.

Cyrille BRET : la saison arctique 2020 est d’ores et déjà marquée par une catastrophe écologique en Russie, à Norilsk. Suite au dégel du permafrost, le 29 mai dernier, un réservoir de carburant d’une centrale thermique s’est fissuré et a pollué la péninsule de Taymir au nord de la Sibérie. Cette catastrophe en annonce-t-elle d’autres dans la zone Arctique? Le réchauffement climatique va-t-il mettre en valeur ou au contraire dévaster le Grand Nord russe?
Mikaa MERED : la catastrophe écologique en cours non loin de Norilsk, dans le système fluvial de la rivière Ambarnaya, est tout à fait annonciatrice d’autres à venir. Celle que nous connaissons depuis deux semaines n’est pas la plus importante de l’histoire de l’Arctique. Les plus anciens auront certainement en tête la rupture en 12 points d’un oléoduc qui a dévasté la région d’Usinsk en 1994, déversant plus de 100 000 tonnes de pétrole sur la toundra et dans les rivières. Celle de NorNickel est environ cinq fois moindre, certes, mais elle est évidemment catastrophique tout de même tant l’écosystème local, déjà particulièrement pollué, mettra des décennies à se régénérer. Mais il faut bien avoir en tête qu’entre ces deux catastrophes, entre les négligences managériales, le non respect des normes environnementales, les sous-investissements en sécurité, les accidents du travail ou encore les impacts non- ou mal anticipés du réchauffement climatique, chaque année ce sont des dizaines de milliers de mètres cubes d’hydrocarbures et de métaux lourds qui sont relâchés dans l’environnement de l’Arctique russe. C’est là tout le paradoxe du réchauffement climatique en Arctique. D’un côté, il facilite l’accès des industriels à des ressources naturelles abondantes et nécessaires au maintien du système politico-économique russe actuel. Ainsi, il permet à la Russie et à ses voisins de développer des relais de croissance massifs, avec un impact potentiellement non néligeable sur des secteurs mondiaux clés tels que les énergies fossiles, le transport maritime, le numérique ou encore les énergies renouvelables. Mais de l’autre côté, ce même réchauffement climatique va fragiliser nécessairement chaque jour un peu plus l’image de la Russie sur la scène internationale à court comme à long terme. Il y a bien sûr les images d’exploitations nouvelles, de brise-glaces et de bases militaires nouvelles qui renforcent le sentiment que Moscou s’exonère des efforts liés à la préservation du climat pour tous. Mais surtout : la conjonction des quatre facteurs que sont la multiplication des infrastructures polluantes, l’augmentation des trafics, la montée des températures et le dégel du pergélisol est un cocktail explosif qui ne peut que donner lieu à davantage de catastrophes environnementales à l’avenir. Même si le ministère fédéral de l’Environnement, le ministère fédéral des situations d’urgence et les gouvernements locaux mènent des inspections régulières, des actions de sensibilisation et des politiques de cadeaux fiscaux aux investisseurs qui agissent pour prévenir les risques, il était et il restera impossible pour Moscou d’empêcher tous les accidents environnementaux tant la zone est vaste, les sites industriels sont d’autant plus vulnérables qu’ils sont isolés et atomisés, et leur management peut être parfois déconnecté comme dans le cas de la centrale thermique de NorNickel dont le réservoir a fuité. En résumé, comme le montrent les ONG environnementales qui participent aux groupes de travail concernés du Conseil de l’Arctique, le réchauffement climatique a un effet multiplicateur, à la fois direct et indirect, sur les potentiels d’accidents graves en Arctique.

Cyrille BRET : le trafic maritime a connu une chute importante en raison de la contraction de l’activité économique : cela repousse-t-il durablement l’ouverture et l’exploitation des routes maritimes arctiques? Deviennent-elles plus attractives en raison du réchauffement climatique? Ou sans avantage comparatif en raison de l’asthénie du trafic maritime Asie-Europe?
Mikaa MERED : le trafic maritime en Arctique reste encore bien déconnecté des soubresauts du secteur à l’échelle mondiale. Pour le moment, ces développements dans le Grand Nord sont directement liés à des perspectives industrielles engagées de longue date et sur le temps long qui n’ont pas fléchit à cause de la récession mondiale. Même si plusieurs projets énergétiques ou d’infrastructures dans l’Arctique russe ont subi des retards dus au Covid, le transport maritime devrait continuer de progresser cette saison, notamment sous l’impulsion des exportations de gaz naturel, dont 80% de la totalité de la production russe est d’ores-et-déjà située en zone Arctique, qui ont à nouveau affiché des records historiques sur le début de l’année. Pour bien comprendre la dynamique enclenchée : avec 10,05 millions de tonnes, le volume de marchandises transportées depuis ou vers la zone de la Route Maritime du Nord entre Janvier et Avril 2020 est équivalent au trafic de l’année 2017 toute entière. Sur le temps long, les routes maritimes arctiques sont effectivement de plus en plus attractives car les investissements en infrastructures portuaires, de télécommunications et maritimes permettent de créer des conditions chaque année plus favorable à l’émergence d’un marché spécifique, qu’il soit destinationel ou de transit. De plus, cela n’a encore pas fait l’objet de l’attention des médias mais cette saison 2020 s’annonce comme historique. En effet, la partie orientale de la Route Maritime du Nord russe, entre la mer de Kara et le détroit de Béring a été ouverte à la navigation, en raison de conditions d’englacement favorables, dès le 15 mai dernier. C’est-à-dire 6 semaines plus tôt qu’en 2019 et 2 mois plus tôt qu’en 2018. Le méthanier brise-glace « Christophe de Margerie » vient de terminer le premier passage d’ouest en est de la saison pour le compte du géant chinois CNPC, de la Péninsule de Yamal jusqu’en Chine. Ainsi, pour la première fois de l’Histoire, la Route Maritime du Nord vers l’Asie sera entièrement ouverte plus de six mois dans l’année. Si les conditions d’englacement sont similaires à celles de l’an dernier, elle pourrait même rester praticable jusque début janvier marquant ainsi une saison longue de quasiment 8 mois sur 12. Si cette potentialité se confirme à la fin de la saison, 2020 marquera donc un tournant dans l’histoire des routes maritimes arctiques et ne manquera pas de susciter l’intérêt renouvelé des médias et des investisseurs, alors même que la Russie prendra la présidence du Conseil de l’Arctique et du Conseil Economique de l’Arctique en Mai 2021.

Cyrille BRET : l’Arctique peut-il faire son entrée dans la campagne présidentielle américaine dans la perspective de l’élection du 2 novembre 2020? Donald Trump vient de montrer des signes d’intérêt stratégique pour la région. Cela peut-il être durable?
Mikaa MERED : l’Arctique sera un des points forts de Donald Trump dans la campagne présidentielle. Il tire aujourd’hui les bénéfices d’une politique résolument volontariste en matière de défense et d’énergie entamée dès son premier mois en poste. Cela se sait peu en Europe mais Donald Trump est intéressé par les enjeux de l’Arctique de longue date et, même si son discours public est souvent fantasque, il a néanmoins démontré à maintes reprises depuis 2017 qu’il avait une vision cohérente à long terme des situations géopolitique, géoéconomique et géostratégique en cours dans les Pôles. Le 9 juin dernier, il a par memorandum donné une échéance à son administration : 60 jours pour proposer une stratégie décennale (à l’horizon 2029) de constitution et de déploiement d’une flotte de brise-glaces stratégique bi-polaire composée de 3 à 6 unités lourdes. S’inscrivant dans la continuité des débats initiés au Congrès dès 2013-2015 principalement par les parlementaires d’Alaska, de Washington et du Maine, Donald Trump veut dynamiter le cadre législatif qui a par exemple empêché les Etats-Unis de louer des brise-glaces à l’étranger pour essayer de pallier le manque de brise-glaces nationaux en état de fonctionnement. Il veut également que son administration bâtisse des scénarios de déploiement autour d’au moins deux bases d’attache sur le sol américain et deux bases d’attache à l’étranger. On peut tout à fait envisager ici des solutions ADAK et Port Clarence en Alaska, le Groenland ou l’île norvégienne de Jan Mayen en Arctique ou encore Christchurch (Nouvelle-Zélande) et Punta Arenas (Chili) pour ce qui est de l’Antarctique. Ce memorandum particulièrement ambitieux fait suite à de nombreux exercices militaires d’envergures en Arctique effectués ce printemps et précède la réouverture officielle du consulat américain à Nuuk (Groenland) ce mercredi 10 juin, 67 ans après sa fermeture. Ainsi, non seulement l’engagement de l’administration Trump envers l’Arctique comme l’Antarctique est durable, mais en plus, tout porte à croire que Donald Trump continuera d’instrumentaliser ces régions du monde dans le cadre de sa campagne présidentielle, comme il le fait en ce moment. Enfin, l’une de ses principales opposantes au sein du Parti Républicain est la Sénatrice senior d’Alaska et Présidente de la Commission Sénatoriale pour l’Energie et les Ressources Naturelles, Lisa Murkowski. Alors qu’elle remettra en jeu son mandat en Novembre prochain, Donald Trump a juré publiquement de tout faire pour qu’elle soit battue. Dès lors, il y a fort à parier que l’hôte de la Maison Blanche sera encore plus enclin à mettre en scène sa politique Arctique pour tenter de la discréditer.

Cyrille BRET: quels sont les grandes échéances (sommets, réunion, etc.) et les grands enjeux de la région? Le Conseil de l’Arctique a-t-il un agenda conséquent?
Mikaa MERED : le Conseil de l’Arctique poursuit bon an mal an ses travaux en dépit du Covid. Les groupes de travail ont multiplié les réunions Zoom, webinaires et même organisé une première rencontre il y a quelques jours en Islande. Le prochain sommet exécutif des Diplomates Seniors de l’Arctique (Senior Arctic Officials) aura finalement lieu fin juin, toujours en Islande, et le prochain sommet ministériel — à l’issue duquel la Russie prendra la présidence du Conseil — aura lieu en Mai 2021. Entre temps, il est important de suivre l’accélération des annonces d’investissements, d’exercices militaires et de positionnements d’actifs stratégiques car celles-ci se multiplient tous azimuts. Il sera également crucial de suivre cet été l’évolution des anomalies de températures à travers l’ensemble de l’Arctique et en particulier dans l’Arctique russe. L’hiver a été particulièrement chaud, on enregistre des températures supérieures à 30 degrés Celsius au nord du Cercle Polaire depuis la fin Mai et il est possible que les feux de forêts soient à nouveau dévastateurs cet été.

Cyrille BRET : les pouvoirs publics français sont-ils plus investis désormais dans la zone?
Mikaa MERED : depuis le limogeage de Ségolène Royal et l’ouverture d’une enquête préliminaire la visant par le Parquet National Financier en Janvier dernier, le gouvernement n’a pas encore nommé de remplaçant au poste d’Ambassadeur pour les Pôles. Or, le temps presse désormais, tant sur la scène arctique que sur la scène antarctique où 2021 sera une année charnière à bien des égards pour la France au plan national, vis-à-vis des nouvelles dynamiques engagées avec la Russie, avec Washington ou encore vis-à-vis de la Commission européenne qui devrait présenter sa stratégique arctique renouvellée l’an prochain — de même que plusieurs États membres de l’Union et la Norvège qui renouvelleront leurs stratégiques arctiques dans les prochains mois. Ainsi, si la France souhaite peser sur la scène polaire d’ici 2022, elle doit impérativement se doter d’une figure capable de porter la multiplicité de ces enjeux polaires dans les toutes prochaines semaines. Ces sujets ont tout à fait l’attention du Président de la République donc soyons optimistes pour les mois à venir.