La doctrine nucléaire de la Russie selon Igor Delanoë

Le 2 juin 2020, le président de la Fédération de Russie, Vladimir Poutine a signé le décret « Les fondements de la politique de la Fédération de Russie en matière de dissuasion nucléaire ». Igor Delanoë vient de publier une analyse de ce document et répond aux questions d’EurAsia Prospective sur le sujet. Retrouvez sa note d’analyse ici :

Igor Delanoë

Cyrille Bret : vous venez de publier Les fondements de la politique de la Fédération de Russie en matière de dissuasion nucléaire à l’Observatoire franco-russe. Le 2 juin dernier, la présidence de la Fédération a rendu public fois un document explicitant la posture nucléaire russe. S’agit-il d’un tournant ou d’une simple actualisation dans la conception russe de l’arme nucléaire ?

Igor Delanoë : il s’agit d’une première dans la mesure où un texte à l’intitulé similaire a bien été publié en 2010, mais son contenu était intégralement classifié. Aujourd’hui, à travers la publication de ce texte – dont on ne peut pas écarter qu’il s’agisse d’une version publique partielle d’un document plus complexe et classifié – la Russie fait un effort de transparence concernant ses intentions et sa posture en matière de dissuasion nucléaire. Il s’agit d’un sujet qui alimente biens des débats en Occident, surtout compte tenu des mauvaises relations qui se sont installées entre Moscou et la communauté euro-atlantique depuis la crise ukrainienne de 2013-2014. En ce sens, il ne s’agit peut-être pas tant d’un tournant, mais plutôt d’une réponse à un contexte stratégique dégradé et aussi certainement une réplique à la publication fin avril de « clarifications » par le Département d’État américain concernant la Nuclear Posture Review de 2018. Hasard du calendrier ou pas, Russes et Américains doivent se rencontrer ce mois-ci pour discuter de désarmement nucléaire, avec en ligne de mire l’enjeu de la reconduction du traité New START qui expire en février 2021. Enfin, je dirais qu’il s’agit aussi d’une actualisation dans la mesure où la « Doctrine nucléaire » traduit la prise en compte par Moscou des technologies de rupture aussi bien dans la lecture des dangers qu’elle livre, que dans la mise en œuvre de la posture de dissuasion.

Cyrille Bret : en quoi la doctrine nucléaire russe se distingue-t-elle de la posture française ? Concernant l’emploi en premier de l’arme nucléaire ? Concernant le nombre d’armes et de têtes ? Concernant la dissuasion ?

Igor Delanoë : il y a plusieurs différences entre les deux postures, de même que la France et la Russie ne jouent pas dans la même catégorie en matière de capacités. L’arsenal russe est encadré par le traité russo-américain New START (entré en vigueur en 2011) et est évalué en 2020 à environ 1 570 têtes nucléaires déployées. La France disposerait pour sa part d’environ 300 ogives. Au plan doctrinal, la France a par ailleurs toujours refusé la bataille nucléaire. La doctrine française intègre tout au plus la notion « d’ultime avertissement » qui suppose un emploi unique, non renouvelable et, depuis 1995, adapté du point de vue des cibles. Dans le document russe, cette notion « d’ultime avertissement » est absente, même si son article 20 stipule que le président se réserve la possibilité d’informer « la direction d’autres États et/ou d’organisations internationales que la Russie s’apprête à utiliser des armes nucléaires ». Au vu des circonstances énumérées dans la « Doctrine nucléaire » russe (article 19) pouvant conduire Moscou à employer le feu atomique, on constate un glissement vers l’emploi en premier, ce à quoi la France se refuse. Les arsenaux nucléaires stratégiques russe et français sont néanmoins tous deux taillés avant tout pour mettre en œuvre des représailles et s’inscrivent donc dans une logique de seconde frappe.

Cyrille Bret : à qui est destiné ce document ? Est-ce une mise en garde envers l’OTAN ?

Igor Delanoë : ce document s’adresse en priorité à la communauté euro-atlantique et, bien qu’elle ne soit pas nommée dans le texte, à son organisation militaire, l’OTAN. Je dirais qu’il s’agit à la fois d’une mise en garde collective et individuelle. Collective, car la Russie a tendance à regarder l’Europe dans son ensemble comme une « place d’armes » américaine, où Washington déploie des systèmes d’armes offensives (bombes nucléaires tactiques par exemple) et défensives (le bouclier anti-missiles balistiques). Ce document s’adresse aussi individuellement à chaque État dans la mesure où il introduit une distinction entre ceux adoptant une posture « anti-russe » et les autres ; entre ceux abritant ces systèmes d’armes controversés, et les autres. Certains États se trouvent d’ailleurs à la croisée de ces deux ensembles : la Roumanie et bientôt la Pologne, où une base censée accueillir des missiles anti-missiles américains est en construction. Bucarest comme Varsovie sont connus pour leur posture farouchement hostile à la Russie. En outre, ce texte sonne comme un rappel pour les États non dotés d’armes nucléaires qui ont cherché une garantie de sécurité en rejoignant l’Alliance : cela fait d’eux des cibles légitimes de la posture de dissuasion russe. Reste à déterminer dans quelle mesure cette gradation est concrètement prise en compte dans la mise en œuvre dans sa posture de dissuasion par la Russie.

Cyrille Bret : cette doctrine aura-t-elle pour conséquence de réduire les tensions en Europe ? Ou bien alimentera-t-elle la course aux armements ?

Igor Delanoë : je pense qu’en publiant ce texte, les Russes ouvrent une porte car on note la réintroduction par Moscou d’une notion d’intentionnalité, et donc la prise en compte des intentions dans son rapport à l’OTAN, et plus exclusivement des capacités. Il s’agit à mon sens d’une piste qu’il faut explorer en vue de réduire les tensions. Néanmoins, ce texte à lui seul pourra difficilement enrayer des dynamiques de fond. Les nouvelles armes dans le développement desquels la Russie s’est lancée – le missile aéro-balistique Kinzhal, le missile de croisière hypersonique Tsirkhon et le planeur hypersonique Avangard – ont un objectif : neutraliser le potentiel du bouclier anti-missile américain. La Russie estime qu’il remet en question la crédibilité de sa capacité de seconde frappe et donc qu’il constitue potentiellement une menace. En outre, les Américains ont investi de telles sommes – des centaines de milliards de dollars – dans le développement de ce bouclier anti-missiles, qu’ils peuvent difficilement envisager de revenir dessus. En d’autres termes, ce projet possède désormais sa propre logique.