Chine-Etats vs. Unis: de la crise du COVID-19 au « piège de Thucydide »? (Noam HAKOUNE)

Après avoir analysé pour EurAsia Prospective Le choc des civilisations, le best-seller de Samuel HUNTINGTON paru en 1996 sous le titre The Clash of Civilizations and the remaking of the World Order, Noam HAKOUNE continue sa série consacrée aux grands textes de la géopolitique contemporaine. Il analyse ici l’essai de Graham ALLISON Vers la Guerre. L’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide? Ce livre, paru en 2017 sous le titre Destined for War, examine si les Etat-Unis et la République Populaire de Chine (RPC) sont désormais condamnés à tomber dans « le piège de Thucydide » autrement dit à entrer en conflit armé. L’historien et le général athénien Thucydide avait en effet retracé la Guerre du Péloponnèse qui avait opposé Sparte et Athènes -431 à -404 avant notre ère pour la domination du monde grec. En effet, selon Graham ALLISON, à travers l’histoire des relations internationales les « puissances dominantes » (ruling powers) et « les puissances montantes » (rising powers) sont souvent conduites à un affrontement militaire : Sparte et Athènes au 5ème siècle avant notre ère, l’Angleterre et la France au 17ème siècle, etc. La crise du COVID-19 n’accentue-t-elle pas la rivalité sino-américaine? Le « piège de Thucycide » ne devient-il pas de plus en plus inévitable?

Diplômé de l’Ecole de Guerre Economique, Noam HAKOUNE est analyste en géopolitique spécialisé dans les conflits contemporains.


Le retour à nos classiques répond souvent aux interrogations du présent. Parmi les grandes œuvres que nous léguèrent les auteurs antiques, et notamment grecs, La Guerre du Péloponnèse de l’historien athénien du 5ème siècle avant notre ère Thucydide occupe une place de premier rang. Témoin de l’affrontement des deux puissances de son époque, Sparte et Athènes, Thucydide analyse et énumère les faits avec précision : c’est un des pères fondateurs de l’analyse historique rationnelle. L’enseignement principal de La Guerre du Péloponnèse est que lors d’une période donnée, et sur un ensemble géographique, l’ascension d’une puissance ainsi que la peur que celle-ci provoque chez la puissance dominante rendent la guerre inévitable entre ces deux nations ou pays.

C’est le « piège de Thucydide ».

Pour l’historien antique, l’impressionnante ascension d’Athènes ainsi que la peur que cette ascension provoqua chez les Spartiates poussèrent ces deux cités à se faire la guerre. Si les relations entre Sparte et Athènes nous semblent glorieuses mais lointaines, c’est parce que nous sommes davantage concentrés sur les grands acteurs de notre temps, et avant tout les États-Unis et la Chine, respectivement puissance dominante et ascendante. En 2017, un professeur de Harvard, Graham Allison, publiait Vers la guerre : l’Amérique et la Chine dans le piège de Thucydide ? Cet ouvrage recense seize situations au cours des cinq derniers siècles, dans lesquelles des puissances se sont trouvées prises dans le « piège de Thucydide ». Douze d’entre elles se sont conclues par une guerre, tandis que quatre seulement ont été réglées pacifiquement. L’idée d’Allison n’est pas d’alerter quant à l’inévitabilité d’un conflit entre Pékin et Washington, mais plutôt déclarer les décideurs américains. Il souhaite leur faire savoir que l’histoire est riche d’enseignements et qu’il est possible de déjouer le piège de Thucydide.

Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera 

Connu par tous les étudiants en histoire et géopolitique, ce livre d’Alain Peyrefitte est pourtant moins vrai qu’on ne le croit fréquemment. Le « péril jaune » tant redouté par les Occidentaux depuis des siècles ne fait pas trembler les puissances du monde entier. L’Italie signe des accords d’investissements colossaux avec Pékin, tandis que les dirigeants français se rendent souvent en Chine pour y signer des contrats. C’est là que réside la force de la Chine, qui élargit sa domination à petit pas. Le cœur de la pensée stratégique chinoise ne provient pas d’un héritage chevaleresque valorisant honneur, héroïsme et gloire militaire comme c’est le cas en Occident. Le stratège chinois pense le très long terme et tire ses leçons de Sun-Tzu qui affirme que « le grand général soumet les armées sans combats ».

La Chine ne combat pas le monde. Elle n’envoie pas ses armées aux quatre coins du monde, ni ne défait des gouvernements au Moyen-Orient ou en Amérique Latine. En revanche, elle avance avec patience et ruse, et a une conception plus longue de la stratégie que n’importe quelle autre nation. En 1971, lors du rapprochement entre la Chine et les États-Unis, Nixon et Mao eurent une conversation générale sur tous les points de friction entre les deux pays. Lorsque le cas de Taïwan fut évoqué, Mao dit à Nixon : « nous pouvons nous passer d’eux pour le moment, nous verrons d’ici cent ans ». La phrase est riche de sens : les chinois ne s’inscrivent pas dans la même temporalité que les occidentaux, restreints par les échéances électorales des systèmes démocratiques. Comme le souligne Allison dans son ouvrage, les Américains estiment que leurs pays est né le 4 juillet 1776 avec la Déclaration d’indépendance. Les Chinois eux n’ont pas de dates précises de l’âge de leur pays, qui a selon eux toujours existé et existera toujours.

Sur un plan plus économique, la croissance de la Chine, amorcée depuis le début des années 1980, porte aujourd’hui un impact politico-économique concret et complètement géopolitique : The Belt and Road Initiative. L’enjeu est d’établir une connexion routière et ferroviaire avec l’Europe en passant par l’Asie Centrale. Cette initiative, constituée de plus de 900 projets dépassent les 1400 milliards de dollars. L’économiste Stephen Jen, du Fond Monétaire International, estime que ce montant, après ajustement de l’inflation, équivaut à près de 12 Plans Marshall. Pékin assume clairement la domination économique et cherche à accroître sa position sur l’échiquier mondial, grâce à l’économie. Ces projets sont des projets bilatéraux, menés entre la Chine et près de 130 pays, très heureux de collaborer avec Pékin.

La Chine s’est bel et bien éveillée et le monde, loin de trembler, lui tend la main.

Les États-Unis ont-ils peur de la Chine ?

La peur est au cœur du piège de Thucydide. Si Sparte n’avait pas été apeurée par Athènes, la guerre n’aurait sans doute pas eu lieu. Les nations qui ne sont pas des superpuissances ne tremblent pas de l’ascension chinoise car ils savent que cette puissance les surpassera sans aucun doute. Les États-Unis en revanche sont dans la position de puissance dominante, directement concernés par l’arrivée de la Chine. C’est la position de premier leader mondial qui est en jeu, position que Washington ne souhaite guère perdre. Économiquement, les États-Unis sont pourtant en passe de devenir les seconds.

En 2004, le PIB chinois en parité de pouvoir d’achat valait 5 760 milliards de dollars, tandis que le PIB américain culminait à 12 275 milliards. En 2014, le PIB chinois atteignait 18 228 milliards, surpassant les États-Unis, qui présentait un PIB de 17 393 milliards. The Economist prévoit qu’en 2024 le PIB chinois atteindra 35 596 milliards de dollars contre 25 093 milliards pour le PIB américain. La croissance chinoise est fulgurante et exponentielle et les États-Unis le savent car cette croissance est quantifiée et mesurée par des journalistes américains. En 2014, le Financial Times estimait qu’entre 2011 et 2013, la Chine a produit plus de ciment que les États-Unis durant tout le XXe siècle. Chaque statistique est un coup de massue pour les élites économiques du pays.

L’ascension de la Chine est également pensée et théorisée par les chercheurs américains. En 2016, Michael Pillsbury, membre du Conseil des Relations Étrangères et proche de la Maison Blanche écrivait The Hundred-Year Marathon : China’s Secret Strategy to Replace America As The Global Superpower.  Il soutient l’idée que la Chine aura remplacé les États-Unis en tant que chef du nouvel ordre mondial en 2049, cent ans après la création de la République Populaire de Chine, en 1949. Toujours en 2016, Kurt Campbell publiait The Pivot: The Future of American Statecraft in Asia. Figure importante au sein de l’administration Obama, Campbell insistait sur le fait que les États-Unis doivent dorénavant se concentrer à l’Est et regarder vers le Pacifique et plus précisément l’endiguement de la Chine dans la région. Les questionnements et inquiétudes de la part de ces hauts fonctionnaires sont symptomatiques de l’état d’esprit qui règne dans les plus hautes instances du pays.

La crainte américaine est profondément géographique. Les États-Unis ne sont pas au centre du monde mais bien éloignés de celui-ci, sur une île : l’Amérique, entourée par l’Atlantique et le Pacifique. Pour comprendre la spécificité de la géopolitique américaine il est nécessaire de revenir sur les concepts de Heartland et Rimland, respectivement théorisés par deux chercheurs américains, MacKinder au début du XXe siècle et Spykman au milieu du XXe siècle. Ces deux géopoliticiens ont cherché à comprendre comment sortir les États-Unis de l’éloignement géographique et sur quels ressorts est fondée la domination du monde. En résumé, pour MacKinder, l’État ou la puissance qui contrôle le Heartland (l’Europe de l’Est et la Russie) contrôle le monde. Spykman réduit l’importance du Heartland et estime que le contrôle du Rimland (Europe de l’Ouest, Moyen-Orient, sous-continent Indien et Extrême-Orient) donne les clés de la domination du monde. Pour Washington, il est donc inconcevable qu’une puissance domine le Heartland ou le Rimland.

MACKINDER’S HEARTLAND THEORY AND SPYKMAN’S RIMLAND THEORY

La puissance des États-Unis dans le monde repose sur le fait que ni le Rimland ni le Heartland ne doit tomber entre les mains d’une seule puissance. Cette théorie explique l’interventionnisme américain en Europe de l’Ouest, au Moyen-Orient et en Extrême-Orient. En conséquence, le recul de Washington face à la Chine dans la région Asie-Pacifique ne peut que contribuer à la perte d’influence des États-Unis dans une partie du Rimland, et donc dans le monde entier. Les enjeux sont vitaux pour le prestige américain. Les tensions commerciales actuelles entre Pékin et Washington ne sont que des symptômes du malaise géopolitique dans lequel les États-Unis sont plongés. Par un particulier looping historique, il est intéressant de constater qu’en important abondamment des biens chinois, les États-Unis ont été les premiers à contribuer à la croissance de la Chine. Finalement, la « guerre commerciale » qu’a enclenchée Donald Trump n’est que le résultat de la peur américaine de voir leur pays relayé au second plan.

Graham Allison souligne que pour Thucydide, les relations internationales sont aussi une affaire de ressentis et d’inquiétudes. L’inquiétude de Sparte poussa cette solide cité-État à guerroyer avec Athènes. Il faudrait donc « rassurer » les États-Unis quant aux poussées chinoises en Mer de Chine ou aux menaces de Pékin sur Taïwan.

Les exemples historiques analysés par Allison montrent qu’au cours des cinq derniers siècles, les situations dans lesquelles deux pays se trouvèrent pris dans le piège de Thucydide se sont majoritairement terminées par des guerres. Toutefois, comme nous l’avons mentionné en introduction, certains pays ont réussi à éviter la guerre. En comprenant la manière dont nos prédécesseurs ont réglé leurs tensions, nous trouverons des indices pour résoudre le piège de Thucydide.

La rivalité entre le Portugal et l’Espagne à la fin du XVe siècle

Les Portugais et Espagnols furent les premiers Occidentaux à coloniser l’Amérique. La force d’innovation du Portugal dans le domaine de la navigation, conférait à ce royaume un avantage considérable. Le développement de la marine espagnole, stimulée par le soutien de Ferdinand d’Aragon et Isabelle la catholique à l’expédition Colomb en 1492, accéléra la montée en puissance de l’Espagne. La domination économique et commerciale était au cœur de ce bras de fer. L’enjeu aurait pu conduire ces deux puissances à la guerre. Pourtant elles trouvèrent un terrain d’entente. Ce terrain d’entente a été rendu possible par l’intermède du Pape. Deux bulles papales aboutirent à des traités de paix et de partage entre les deux puissances : le Traité de Tordesillas (1494) et de Saragosse (1529). Finalement, cette négociation a été rendue possible par les croyances communes des deux royaumes. Leur affiliation à la chrétienté et la déférence des souverains et sujets à l’égard du Pape eurent raison du Piège de Thucydide. La comparaison avec notre situation n’est pas vraiment rassurante, tant les cultures et croyances américaines et chinoises sont aux antipodes. Les américains valorisent la résilience, le dynamisme et la liberté individuelle. Les Chinois au contraire respectent le groupe, la hiérarchie et l’ordre. On pourrait penser que l’ONU remplacerait l’institution chrétienne d’antan, mais il serait illusoire de croire que la Chine respecte un ordre international dans lequel elle se sent constamment lésée. 

La rivalité entre le Royaume-Uni et les États-Unis au début du XXe siècle

Au début du XXe siècle, la puissance navale britannique est à son apogée mais les Américains menacent sérieusement l’hégémonie de la couronne anglaise. L’industrie américaine produisait de plus en plus de navires, effrayant les élites britanniques. En 1895, une crise diplomatique éclatait entre le Venezuela et le Royaume-Uni à propos de certains territoires proches des frontières vénézuéliennes, que le Royaume-Uni considérait appartenir à la Guyane Britannique. Washington décidait de se porter intermédiaire, au nom de la Doctrine Monroe. Élaborée en 1823, cette doctrine considérait que tout le continent américain est la chasse-gardée des États-Unis, et que les européens ne doivent plus y intervenir. D’abord réticent, les anglais durent admettre la domination étasunienne sur le continent américain et accepta la médiation de Washington, accordant en conséquence un important crédit à la Doctrine Monroe.

La croissance américaine était inévitable, et, par ailleurs, les stratèges britanniques avaient fort à faire en Europe. L’Allemagne grandissait plus vite que toutes les autres puissances, et réduisait l’écart de tonnage entre la flotte allemande et britannique. Les anglais agirent avec sagesse. Résignés à l’idée qu’il leur était dorénavant impossible de tenir tête aux États-Unis, et contraints de contenir la croissance allemande, ils réussirent à nouer une alliance solide avec Washington.

Les Britanniquess en quelque sorte évitèrent deux pièges de Thucydide : l’un avec les États-Unis, l’autre avec l’Allemagne. Ils firent le pari de perdre sagement le premier pour triompher du second. Il convient d’ajouter que les Britanniques étaient également satisfaits de voir se développer un empire « anglais » au sens linguistique, duquel ils pourraient tirer pléthore de bénéfices.

Pouvons-nous parier que les américains auront cette « sagesse » de reculer pacifiquement face à la Chine ? C’est improbable. D’une part, depuis la chute de l’Union Soviétique en 1991, seul Pékin est un rival de taille pour Washington. Si nous poursuivons notre comparaison historique, les États-Unis ne sont donc pas englués dans une double rivalité comme l’était le Royaume-Uni du début du XXe siècle. Il est aussi nécessaire de souligner que l’influence américaine dans le Pacifique n’est pas récente. Les États-Unis sont présents sur l’île de Guam depuis 1898 et installèrent un protectorat sur les Philippines au début du XXe siècle.

On rappelle également que la Constitution du Japon a été partiellement rédigée par des officiers américains à la suite de la défaite japonaise de la Seconde Guerre Mondiale. Enfin, les États-Unis signèrent, dès 1955 un traité de sécurité mutuelle avec Taiwan. Pour Washington, un désengagement dans la région implique une potentielle rupture des relations avec Taïwan et le Japon, précieux alliés de longue date dans le Pacifique. Considérant la solidité des liens entre les États-Unis et le Japon ou Taïwan et l’influence américaine dans la région, il est improbable que Washington accepte de reculer en Asie-Pacifique comme Londres accepta à propos de l’Amérique du Sud.

D’autre part, il est également fort douteux de penser que les Américains s’accommoderaient d’un hegemon chinois, dont la langue et la culture sont aux antipodes des traits culturels américains. Les anglais acceptèrent la croissance étatsunienne car ces deux pays appartenaient à la même civilisation et partageaient la même langue.

La rivalité entre les États-Unis et la Russie lors de la Guerre Froide

La force des États-Unis lors de la Guerre Froide est d’avoir soutenu une stratégie pendant près de 40 ans : la doctrine de l’endiguement. Washington a défendu ses positions contre les soviétiques pendant près de 50 ans, de la seconde moitié des années 1940 jusqu’au début des années 1990, au cours desquelles l’empire soviétique s’effondra.

La guerre nucléaire alimentait alors tous les fantasmes. Le monde entier craignait de voir s’affronter ces deux superpuissances, et toutes les familles occidentales eurent les yeux rivés sur leur écran de télévision lors de la crise des fusées de Cuba en 1962. Mais l’apocalypse a été évité. La compétition nucléaire créa un nouvel enjeu : l’évitement d’un cataclysme provoqué par un affrontement nucléaire entre les États-Unis et l’Union Soviétique. Cette nouvelle perspective s’est superposée aux bras de fer classiques du piège de Thucydide. Si nous prenons cette perspective, les administrations soviétiques et américaines étaient des « partenaires », responsables d’éviter l’escalade militaire et le bras de fer nucléaire. Ce « partenariat » a abouti par exemple aux négociations SALT sur la limitation des armements stratégiques en 1972. Dans le même temps, les deux puissances étaient également rivales et soutenaient militairement leurs alliés respectifs au Vietnam jusqu’en 1975. Puisque les puissances nucléaires rivales durent aussi empêcher la guerre nucléaire, on peut avancer que

La Guerre Froide, cumulée au risque de destruction mutuelle assurée par la dissuasion nucléaire, créaient une double dynamique entre les rivalités : l’enjeu était d’avancer ses pions prudemment, sans tomber dans la confrontation direct et la guerre nucléaire. L’arme atomique est devenue en quelque sorte un moyen de rompre la mortelle dynamique du piège de Thucydide.

Le piège de Thucydide entre l’URSS et les États-Unis s’est finalement défait de lui-même car l’Union Soviétique s’est effondrée, à la suite de l’échec des réformes de Gorbatchev, de l’échec militaire en Afghanistan et des révolutions communistes de 1989.

Comment éclairer notre situation à la lumière des enseignements de la Guerre Froide ? Dans la rivalité sino-américaine, les administrations chinoises et américaines doivent comprendre que leur puissance leur confère la gestion de l’impitoyable équilibre nucléaire. Allison craint justement que la nouvelle génération de décideurs américains, celle qui n’a pas connu la guerre et la rivalité nucléaire avec les soviétiques, ne soit pas aussi mesurée que la précédente. L’usage des armes nucléaire, dans une optique ciblée et limitée, est d’ailleurs sérieusement envisagé par les stratèges américains. De l’autre côté du Pacifique, il semblerait que l’utilisation des armes nucléaires n’effraie pas outre mesure les chinois. En 1957, lors d’une discussion avec un visiteur Yougoslave à Pékin, Mao aurait prévenu que même si 300 millions de chinois disparaissaient lors d’une attaque nucléaire, la Chine existerait toujours. Il faudrait donc être très joueur pour parier sur une coopération entre les deux administrations, qui viserait à réduire les risques de conflits nucléaires, ou à limiter les armements nucléaires.

Toutefois, le plus riche enseignement de la rivalité entre Washington et Moscou lors de la Guerre Froide est que les performances internes sont fondamentales. Les États-Unis n’ont pas triomphé des Soviétiques, mais ces derniers ont perdu d’eux-mêmes. Embourbés dans des dissensions internes, et menacés par une multiplication des émeutes, préfigurant une potentielle « guerre raciale », les Américains risquent de se reconcentrer sur ce qui se passe chez eux. La conséquence de la montée des tensions sociales et raciales à l’intérieur même du territoire américain pourrait bien être une perte d’influence des États-Unis dans le Pacifique, et une consécutive croissance de la sphère d’influence chinoise. Les chinois soufflent d’ailleurs sur le feu, en soulignant astucieusement que le gouvernement des États-Unis se comporte avec les afro-américains comme les chinois se comportent avec les manifestants à Honk-Kong. Le porte-parole du Ministère chinois des Affaires Étrangères, Zhao Lijian, a même évoqué devant la presse, la gravité du problème du racisme et de la violence policière aux États-Unis.

Certains observateurs pourraient avancer que la Chine n’est pas exempte de reproches quant aux traitements infligés à sa propre population. On pourrait à première vue penser que les risques d’instabilité sociale et civile en Chine sont tout autant importants qu’aux États-Unis. La comparaison perd toutefois de son sens lorsqu’on analyse le contrôle étatique des moyens de communication chinois. La prolifération des vidéos et photos des évènements aux États-Unis serait autrement plus difficile en Chine si les mêmes évènements s’y produisaient. Sur le plan intérieur, les États-Unis sont beaucoup plus instables que la Chine et c’est peut-être dans cette instabilité que réside la solution du piège de Thucydide.

L’histoire et le destin: le piège de Thucycide est-il inévitable?

Les relations sino-américaines sont dans une situation qui semble inextricable. Les Chinois souhaitent que les États-Unis reculent et cèdent leur place à leur pays, exaspérés de ne pas être considérés à leur juste mesure. En 2014, lors d’un rassemblement des leaders eurasiens, Xi Jinping estimait que « c’est aux peuples d’Asie qu’il appartient de gérer les affaires de l’Asie, de résoudre les problèmes de l’Asie et de maintenir la sécurité de l’Asie ». Une analyse à long terme suggère que la Chine persistera toujours dans son développement à l’international. La Belt and Road Initiative permet aux Chinois de se rendre indispensables aux quatre coins du monde. Tout dépend donc du comportement des États-Unis, qui, s’ils se sentent véritablement menacés ou ne souhaitent pas perdre la face à l’égard de leurs alliés, n’hésiteront pas à recourir à la force. Ces risques doivent toutefois être compensés par des dynamiques démographiques et économiques en faveur de Pékin, pouvant dissuader Washington et faire accepter aux américains la place de second. Il n’en demeure pas moins que les gouvernements européens et « neutres » doivent d’ores et déjà se positionner dans l’éventualité d’un conflit majeur.  


Les 16 études de cas du Piège de Thucydide

 PériodePuissance dominantePuissance ascendanteDomaineRésultat
1Fin du XVe sièclePortugalEspagneEmpire global et commercePacifique
2Première moitié du XVIe siècleFranceHabsbourgDomination terrestre en Europe occidentaleGuerre
3XVIe et XVIIe siècleHabsbourgEmpire OttomanDomination terrestre en Europe Centrale et Orientale ; Domination maritime en MéditerranéeGuerre
4Première moitié du XVIIe siècleHabsbourgSuèdeDomination terrestre et maritime en Europe du NordGuerre
5Seconde moitié du XVIIe siècleRépublique de HollandeAngleterreEmpire global ; Domination maritime et commerceGuerre
6Fin XVIIe et moitié XVIIIeFranceGrande-BretagneEmpire global et domination terrestre en EuropeGuerre
7Fin XVIIIe et début XIXeRoyaume-UniFranceDomination terrestre et maritime en EuropeGuerre
8Moitié XIXe siècleFrance et Royaume-UniRussieEmpire global ; influence en Asie Centrale et Méditerranée orientaleGuerre
9Moitié XIXe siècleFranceAllemagneDomination terrestre en EuropeGuerre
10Fin XIXe – début XXeChine et RussieJaponDomination terrestre et maritime en Asie orientaleGuerre
11Début XXeRoyaume-UniÉtats-UnisDomination économique globale et suprématie navale dans l’Hémisphère NordPacifique
12Début XXeRoyaume-Uni, France et RussieAllemagneDomination terrestre en Europe et domination maritime globaleGuerre
13Milieu XXeUnion soviétique, France et Royaume-UniAllemagneDomination terrestre et maritime en EuropeGuerre
14Milieu XXeÉtats-UnisJaponDomination maritime et influence dans la région Asie-PacifiqueGuerre
15Années 1940 – Années 1980États-UnisUnion soviétiqueDomination globalePacifique
16Années 1990 – Aujourd’huiRoyaume-Uni et FranceAllemagneInfluence politique et économique en EuropePacifique