Recommandations pour la diplomatie navale française – Note 2 (MILLET – Eurasia Prospective) 3/3

Pauline Millet est diplômée de Sciences Po (2020). 

 

Pour faire face à l’émergence de nouveaux acteurs du jeu maritime international et à la compétition pour des zones désormais convoitées, il est plus que jamais nécessaire de maintenir une présence active dans les territoires relevant de la souveraineté française, afin que cet immense espace reste un atout et ne devienne pas une source de vulnérabilités.

 

Mener une évaluation précise des ressources naturelles présentes dans les Outre-mer et des menaces auxquelles elles sont soumises

Si certaines ressources des Outre-mer sont déjà exploitées, la totalité des fonds marins de la ZEE française n’a pas été explorée. Dans les années 2000, de grands gisements de gaz ont été découverts dans le canal du Mozambique, proche de Madagascar et des îles Eparses. De plus, la ZEE française recèle des gisements d’amas sulfurés, nodules polymétalliques et terres rares qui se caractérisent par des concentrations en minerais et métaux bien plus élevées que les gisements terrestres[1]. Ils ont des applications dans une multitude de secteurs, tels que le raffinage du pétrole, la production de verre et de céramique, la formation d’alliages et l’électronique. Ils sont utilisés dans l’industrie automobile, de l’aéronautique et de l’armement, mais aussi dans la production d’énergies renouvelables où ils entrent dans la composition des batteries rechargeables et des éoliennes. La demande pour ces ressources devrait donc fortement augmenter dans les années qui viennent.

Il devient alors nécessaire de connaître leur étendue, les possibilités d’exploitation et leur horizon de rentabilité. La mission Pamela, coordonnée par l’Institut français de recherche pour l’exploitation de la mer (IFREMER) et Total, en partenariat avec un groupe d’universités, mène par exemple depuis 2013 une évaluation des marges passives[2] dans trois zones : canal du Mozambique, Golfe de Gascogne et canal de Corse. De même, à Wallis et Futuna, au large desquelles se trouvent des terres rares, la France a délivré en 2010 une autorisation de prospection à un consortium public-privé composé de l’Ifremer et de sociétés spécialisées (Eramet et Technip). Ces prospections sont toujours en cours.

Elles sont parfois bloquées par des réticences locales. A Wallis et Futuna, la société Sialéo (filiale d’Eramet) a ainsi déposé un permis exclusif de recherche, qui se heurte à la crainte des acteurs locaux concernant les risques environnementaux d’une potentielle exploitation. En effet, les gisements sont situés pour certains à plus de 4000m de profondeur, les techniques d’extraction minière ne sont pas encore suffisamment développées et s’avèrent particulièrement polluantes pour les écosystèmes[3]. Toutefois, le Canada, la Chine, le Japon, la Russie, l’Inde et la Corée du Nord développent des technologies d’exploitation en eaux profondes et plusieurs Etats du sud Pacifique ont multiplié les licences d’exploration des gisements profonds dans leur ZEE. Il est donc important d’encadrer juridiquement les activités extractives, notamment les méthodes employées, afin de préserver les écosystèmes particulièrement riches des Outre-mer et de prévoir une consultation obligatoire des populations locales.

Le droit peut également conforter la souveraineté de la France sur son espace maritime. Un important travail de délimitation a été engagé, mené par le service hydrographique et océanographique de la Marine, qui publie les limites de la ZEE française et un programme d’extension du plateau continental, nommé EXTRAPLAC, est aussi mené auprès de la Commission des Limites du Plateau Continental. Pour rappel, si la ZEE d’un Etat est juridiquement limitée à 200 miles nautiques, elle peut être étendue jusqu’à 350 miles dès lors que le plateau continental se prolonge sous la mer au-delà de cette limite. Ce travail de délimitation et d’extension permettra de fixer des frontières reconnues par les pays voisins. Il est d’autant plus utile que le phénomène de submersion risque dans un avenir proche de rapprocher les lignes de base de la côte et donc de réduire les ZEE.

 

Maintenir les moyens d’une diplomatie navale crédible

Les moyens de la Marine ont été réduits en 2008 dans un contexte de restrictions budgétaires, notamment le nombre de frégates de surveillance et de patrouilleurs P400[4]. Le Livre blanc sur la sécurité et la défense nationale prévoyait alors une « réduction du volume de nos forces militaires stationnées dans les départements et collectivités d’Outre-mer », afin d’y conserver « les moyens strictement nécessaires aux missions militaires ».

En 2009, le nouveau Livre blanc sur la sécurité et la défense nationale constate l’échec de ces orientations, considérant que « les questions majeures d’équipement restent pendantes » et qu’il en résulte aujourd’hui « un risque important de rupture capacitaire qui pourrait entraîner l’Etat à ne plus pouvoir remplir de façon appropriée l’ensemble des missions qui lui incombent dans les Outre-mer ». Le Sénat, dans un rapport de 2012 dénonce lui aussi ces carrences [5], tout comme l’Institut Français des Relations Internationales (IFRI) qui estime que le nombre de patrouilleurs destinés à assurer la protection de la ZEE française serait à peu près équivalent « à deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France métropolitaine » [6].

La loi de programmation militaire (LPM) de 2019 a permis d’infléchir ce mouvement. Elle doit permettre à la France de disposer de 15 frégates de premier rang et a annoncé l’arrivée de 6 nouveaux patrouilleurs pour les Outre-mer entre 2022 et 2025 pour remplacer les anciens P400. Plus récemment, la ministre des Armées Florence Parly a annoncé la commande de 10 patrouilleurs PHM pour 2025-2030 afin de couvrir les trous capacitaires restants. Elle a par ailleurs salué l’arrivée en juillet 2020 du premier des 6 sous-marins d’attaque de type Barracuda, destinés à remplacer les sous-marins d’attaque actuels.

La question se pose aussi de financer le successeur du porte-avions Charles de Gaulle, qui arrive en fin de service en 2038. Les études sur la propulsion, la taille et le système de catapultage ont été achevées en 2020 et la mise en chantier est prévue pour 2026. Le nouveau porte-avions devrait coûter entre 4 et 5 milliards d’euros, soit 300 millions d’euros par an. Certains auteurs, comme Richard Labévière, défendent l’intérêt d’un deuxième porte-avions pour assurer la permanence du groupement aéronaval, sachant que le Charles de Gaulle passe aujourd’hui 30% de son temps en bassin pour l’entretien de son réacteur nucléaire.

Cependant, le contexte de la crise du Covid-19 devrait réduire les marges de manœuvre du budget de l’Etat, en faisant peser sur lui le poids des politiques de soutien socio-économiques.  Dans une audition devant l’Assemblée Nationale le 22 avril 2020, le chef d’Etat-major des Armées, le Général François Lecointre, a ainsi défendu l’importance de maintenir l’effort mené dans le cadre de la LPM « dans un monde post crise Covid, plus dangereux encore, compte tenu du comportement violent de certains acteurs régionaux, d’un problématique repli américain précipité et de l’activisme chinois ».

 

Exploiter les potentialités des nouvelles technologies pour améliorer la surveillance

Parallèlement au renouvellement progressif de ses moyens, la Marine nationale a engagé leur modernisation. Les actuelles frégates multi-missions (FREMM) ont été adaptées pour recevoir des drones embarqués afin de compléter et d’étendre leurs capacités traditionnelles de surveillance. Les nouvelles frégates de défense et d’intervention (FDI), également équipées de drones, bénéficieront quant à elles d’un radar numérique puissant et d’une architecture numérique les protégeant de la menace cyber.

Thalès développe également, en partenariat avec le Royaume-Uni, un Système de Lutte Anti-Mines du Futur (SLAMF) plus efficace dans la détection des mines furtives. Le SLAMF comprend des drones chargés de repérer les mines et un robot téléopéré pour les neutraliser. De premiers essais ont eu lieu en 2019 et la phase de réalisation est prévue pour 2020. Ce projet permettrait de réduire l’exposition des marins.

La Marine commence par ailleurs à explorer l’usage de l’intelligence artificielle afin d’analyser une grande quantité de données. Elle a lancé une démarche d’ensemble, nommée « Datamar OPS », afin d’améliorer la fusion, l’analyse et le partage de l’information entre les acteurs du monde maritime pour identifier des comportements suspects. La Marine serait alors capable de repérer les incohérences de position, les évolutions brutales de trajectoires ou de vitesses, et de réagir rapidement en projetant ses moyens.

En ce qui concerne la collecte des données, le projet Stratobus de Thalès et Thalès Alenia Space envisage de positionner des ballons stratosphériques dirigeables et autonomes à 20km d’altitude afin de compléter l’information captée par les satellites. Le projet pourrait aboutir à une démonstration en vol en 2023 et permettrait d’accroître les capacités de collecte d’informations sur un vaste espace, la surveillance et la reconnaissance.

Les nouvelles technologies permettraient ainsi d’optimiser l’engagement des moyens naval, qui ne seraient déployés que lorsque cela est nécessaire. Elles ne doivent cependant pas faire l’objet d’un excès de confiance car elles comportent toujours le risque d’une erreur de jugement. Elles ne doivent donc pas se substituer à l’implication de l’humain dans l’action[7].

 

Développer la collaboration avec les acteurs nationaux de chaque région et avec les partenaires européens

Le développement de la coopération avec les acteurs nationaux de chaque région du monde pourrait alléger la charge de la sécurisation. En effet, les Etats riverains d’un même bassin maritime sont souvent confrontés à des problématiques similaires en matière de sécurité. De même, au niveau européen, les moyens navals sont régulièrement mobilisés par une profusion de coopérations opérationnelles et d’exercices dans le cadre de l’OTAN ou de coalitions, qu’il serait envisageable de rationaliser.

La Présence maritime coordonnée (PMC), fondée en août 2019, vise par exemple à définir des Zones Maritimes d’Intérêt où les actions des Marines européennes pourront être davantage coordonnées.  Ces Marines, bien que très diverses par leur taille et leurs moyens sont amenées à intervenir sur des théâtres communs, aussi bien pour la défense de l’Europe que dans le cadre de projections lointaines. Les Pays-Bas par exemple sont présents aux Antilles et la Belgique déploie régulièrement ses bâtiments en Afrique et dans l’océan Indien.

Cette initiative pourrait être complétée par certains projets logistiques développés dans le cadre de la Coopération Structurées permanente (PESCO). La France a ainsi proposé un projet de « Co-basing » afin de faciliter l’utilisation par un Etat membre des infrastructures d’autres Etats-membres pour se déployer loin de son port d’attache. Il s’agirait de former un « collier de perle européen » permettant de réagir plus rapidement en cas de crise. La France est leader de ce projet, auquel participent la Belgique, la République Tchèque, l’Allemagne, l’Espagne et les Pays-Bas.

Ces pays peuvent s’appuyer sur leur expérience commune dans le cadre de l’opération Atalanta (lutte contre la piraterie au large de la Somalie) et Agénor (opération de surveillance dans le golfe et le détroit d’Ormuz). Ils pourrraient bénéficier de financements européens pour entretenir leurs bases navales.

 

Conclusion : Quelles perspectives pour la diplomatie navale française ?

Ainsi, le terme de « diplomatie navale », qui apparaît peu dans les discours officiels, ne manque pas d’illustrations au cours de l’Histoire. La Marine s’est dotée d’une large panoplie d’instruments, allant du navire, au porte-avions et aux sous-marins, qui peuvent être utilisés seuls ou en groupement pour mener des missions de diplomatie navale diverses. Ce concept a fait l’objet de travaux académiques, d’abord dans les pays anglosaxons, puis de façon plus tardive en France. C’est un domaine d’études qui gagnerait à être approfondi, notamment en réalisant des études incluant des sources des pays ciblés, afin de déterminer dans quelle mesure la diplomatie navale a contribué à la résolution des crises par le passé. Il pourrait être davantage intégré dans les réflexions de stratégie navale dans le futur.

Dans un contexte de restrictions budgétaires et de concurrence internationale accrue, la diplomatie navale semble perdre les moyens de ses ambitions. Elle est cependant plus que jamais nécessaire pour dissuader les appétits de nouvelles puissances maritimes et faire en sorte que les territoires ultramarins restent pour la France un atout et ne deviennent pas une source de vulnérabilité. Pour cela, il est important de mener une évaluation des risques et des zones potentiellement convoitées dans les Outre-mer, de mobiliser les énergies ministérielles au niveau national afin d’obtenir les crédits nécessaires au maintien de moyens crédibles. Enfin, il est possible de recourir aux nouvelles technologies et de développer des coopérations régionales afin d’alléger le poids de la sécurisation.

[1] Selon une étude de l’IFREMER et du CNRS, le poids total des nodules de la zone de Clarion-Clipperton a été estimé à 34 milliards de tonnes, ce qui représente 6000 fois plus de thallium, trois fois plus de cobalt et plus de manganèse et de nickel que la totalité des ressources avérées hors océan.

[2] Zones sous-marines frontalières entre continent et océan qui sont dépourvues d’activité sismique.

[3] La question se pose aussi du recyclage de ces métaux, qui est pour l’instant très polluant.

[4] Bâtiments légers dotés de canons de petit calibre.

[5] LORGEOUX Jeanny et TRILLARD André, Maritimisation : la France face à la nouvelle géopolitique des océans, 2012

[6] TENENBAUM Elie, PAGLIA Morgan, RUFFIE Nathalie, « Confettis d’empire ou points d’appui ? L’avenir de la stratégie française de présence et de souveraineté », Focus stratégique de l’IFRI, 2020

[7] GIRARD Camille, « L’IA pour connaître l’inconnaissable », Revue Défense et sécurité internationale, Hors-série, avril mai 2019

L’intégralité du papier est à retrouver ici : Note 2 Pauline Millet Diplomatie_navale Eurasia Prospective.