La France et sa diplomatie navale (MILLET – Eurasia Prospective) 2/3

Pauline Millet est diplômée de Sciences Po (2020). 

 

Dans le domaine maritime, la France et les puissances occidentales doivent aujourd’hui faire face à une concurrence accrue, alors même qu’elles sont entrées dans une politique de réduction des moyens depuis la fin de la guerre froide, le ralentissement économique des années 1970 et la crise de 2008 qui imposent des restrictions budgétaires.

La vision chinoise, initialement terrestre, s’oriente de plus en plus vers une logique maritime. Ainsi, le Livre Blanc de 2015 de la Chine considère que « l’idée traditionnelle selon laquelle les enjeux terrestres auraient plus de poids que les enjeux maritimes doit être abandonnée »[1]. Depuis plusieurs années, le pays développe sa flotte et modernise ses moyens : en 4 ans, la Chine a construit l’équivalent de la Marine nationale française. Initialement dotée de porte-aéronefs, elle envisage aussi de se doter de quatre porte-avions équipés des technologies de propulsion CATOBAR (Catapult Assisted Tale-Off Arrested Recovery). Cette méthode de propulsion, dont sont équipés le Charles de Gaulle et les porte-avions américains actuels, donne plus d’autonomie durant les opérations, en permettant notamment d’économiser du carburant. Pékin investit par ailleurs massivement dans les infrastructures portuaires (Pirée en 2016), y implantant parfois une installation militaire (Djibouti en 2017). Cette stratégie du « collier de perles », vise à doter la marine chinoise de points d’appui le long des côtes qu’elle juge essentielles à sa stratégie militaire et à son approvisionnement maritime[2].

La Russie, qui a lancé un vaste plan de réarmement et de modernisation de sa flotte, n’est pas en reste. Elle réinvestit ses niches d’excellence que sont ses sous-marins et ses brise-glace à propulsion nucléaire, et elle modernise les infrastructures militaires de la route du Nord, de Mourmansk au détroit de Béring, espérant ainsi pouvoir relier les océans Atlantique et Pacifique par l’Arctique. Pour l’instant, la Russie ne possède qu’un porte-aéronefs l’Admiral Kuznetsov, mais elle réfléchirait à se doter de moyens supplémentaires.

L’Inde développe elle aussi ses capacités navales avec la volonté de contenir l’expansion maritime chinoise. Elle prévoit la construction d’un porte-avions CATOBAR d’ici 2030 et ambitionne de se doter de trois groupes aéronavals supplémentaires en réponse à l’arrivée dans l’océan Indien des bâtiments et sous-marins chinois.

De nouveaux espaces de concurrence apparaissent, notamment en mer de Chine, où Pékin a récemment déployé un groupement aéronaval constitué autour du porte-avion Lianing dans le détroit de Miyako entre Taïwan et les îles japonaises de Ryukyu. Cette démonstration de force a permis à la Chine d’appuyer ses revendications territoriales et de montrer qu’elle peut envoyer des troupes n’importe où et à tout moment, y compris en période de pandémie. Les tensions peuvent également s’accroître dans l’océan Indien, avec un impact potentiel sur les territoires français dans la région (La Réunion, Mayotte, les îles Eparses). La concurrence s’intensifie aussi dans le Golfe de Guinée, zone traditionnelle d’influence de la France où la Chine s’implante de plus en plus. L’Arctique enfin, rendu plus accessible par le réchauffement climatique, soulève l’intérêt croissant des Etats riverains (Canada, Etats-Unis, Russie, Norvège et Danemark). La Chine, qui n’en fait pas partie, tente d’obtenir des facilités de passage et s’implante au Groënland auprès des populations autochtones.

On observe une contestation croissante des frontières maritimes et territoriales. La Chine s’est dotée de lignes de base droites, non conformes aux règles de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, qui ont pour effet d’étendre abusivement la largeur de ses espaces maritimes. Elle pratique la poldérisation voire la création artificielle de récifs pour agrandir son territoire, y implantant des ports, pistes d’atterrissage et autres infrastructures. Cette extension fait l’objet de protestations officielles de la part des pays voisins[3] comme des pays occidentaux qui envoient des navires pour maintenir la liberté de navigation dans les eaux internationales. D’autres pays contestent les frontières en mer, comme la Russie en mer d’Azov, qui considère que l’espace maritime de la Crimée, annexée en 2014, lui appartient, ce qui a donné lieu à l’incident du pont de Kertch en 2018[4]. Autre exemple, en Méditerranée, la Turquie a signé en novembre 2019 un accord sur ses frontières navales avec le gouvernement d’union nationale libyen qui lui permet d’étendre significativement la surface de son plateau continental en empiétant sur la ZEE de Chypre pour y mener des activités de prospection gazière. Ces tensions qui se multiplient représentent à terme un risque de remise en cause formelle des conventions internationales sur le droit maritime.

Dans ce contexte de concurrence accrue, la France doit défendre sa souveraineté sur ses territoires ultramarins. La Revue Défense Nationale d’octobre 2019 souligne l’importance de ces territoires qui représentent une ZEE de 11,5 millions de km2, la seconde au monde après celle des Etats-Unis. Ils permettent à la France de disposer de bases et de points d’appui dans tous les océans pour se projeter au plus près des foyers de crises. A travers la lutte contre la piraterie, la France participe ainsi à la sécurisation des voies maritimes et au contrôle des verrous stratégiques comme le canal du Mozambique, à une époque ou 90% du commerce mondial passe par la mer. Certains de ces points d’appui sont positionnés à des endroits particulièrement importants pour le domaine spatial, comme le centre de Kourou en Guyane.

De plus, la ZEE française renferme d’importantes ressources naturelles : or en Guyane, nickel en Nouvelle Calédonie, gisements de gaz au large des îles Eparses, ressources halieutiques dans les Terres australes et antarctiques française (TAAF), qui sont d’ores et déjà convoitées. La France mène ainsi une mission contre l’orpaillage clandestin en Guyane (opération Harpie 2008) et des négociations avec le Mexique autour de la ZEE de l’île Clipperton[5]. Le Président Emmanuel Macron s’est également rendu dans les îles Eparses en octobre 2019 pour réaffirmer la souveraineté française sur ces îles, revendiquées par Madagascar[6]. La souveraineté française est aussi mise en cause par des mouvements indépendantistes comme en Nouvelle-Calédonie où un référendum a eu lieu en 2018[7]. Or, l’épuisement des ressources conjugué au niveau de croissance démographique est appelé à générer de nouvelles tensions. Dans une interview pour le Figaro de 2018, l’amiral Christophe Prazuck (chef d’Etat-major de la Marine depuis 2016) considérait ainsi que « ce qui n’est pas contrôlé est pillé, puis contesté »[8]. On peut alors s’inquiéter de la présence renforcée de la Chine au Mozambique ainsi qu’à Madagascar[9], dont elle serait susceptible d’appuyer les revendications pour un accès facilité aux ressources en gaz.

Les câbles sous-marins représentent quant à eux une vulnérabilité aujourd’hui sous- estimée, dans un espace mondialisé, où la plupart des activités humaines ne peuvent se passer d’internet[10]. Ils subissent déjà des incidents accidentels (dégâts causés par un chalut, une ancre, morsures de poissons ou catastrophes géologiques) qui donnent une idée des conséquences que leur coupure pourrait engendrer dans le cadre d’un conflit. Par exemple, en janvier 2020, le câble « SAFE » qui dessert La Réunion et Mayotte s’est trouvé endommagé, entraînant une perte de connectivité importante pendant plus d’un mois et en pleine période de confinement. Ces infrastructures peuvent ainsi devenir une cible de choix pour isoler un ennemi ou mener des opérations d’espionnage comme le montrent les révélations d’Edward Snowden en 2013 sur les activités de la National Security Agency au niveau des stations d’atterrissement et la présence des sous-marins russes à proximité des côtes américaines.

[1] Intervention du capitaine de vaisseau Hervé Hamelin le 20 mars 2017 au colloque « La mer : enjeu stratégique de puissance, état des lieux, conséquences pour la France »

[2] Ces ancrages locaux s’inscrivent dans la stratégie globale des « nouvelles routes de la soie », une initiative qui a pour objectif de doter la Chine d’un ensemble de six corridors terrestres et un corridor maritime pour assurer les échanges commerciaux avec le reste de l’Asie, l’Europe et l’Afrique.

[3] La cour permanente d’arbitrage a en 2016 condamné les prétentions territoriales chinoises sur le récif de Scarborough, donnant raison aux Philippines, mais la Chine a rejeté cet arbitrage.

[4] La marine russe a arraisonné 3 navires ukrainiens et fait prisonniers les 24 marins qui se trouvaient à bord.

[5] Signature d’un accord de pêche valable jusqu’en 2027, prévoyant un volume maximum de pêche.

[6] Europa, Bassas da India, Juan de Nova sont situées dans le canal du Mozambique, tandis que les Glorieuses et Tromelin se trouvent au Nord et à l’Est de Madagascar.

[7] A la question « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et indépendance ? », 56,4% des votants ont répondu par la négative, avec un taux de participation de 80%.

[8] Interview de l’amiral Christophe Prazuck, le Figaro, 5 mai 2018

[9] 10 % de la diaspora chinoise est implantée sur l’île.

[10] 99% de l’information Internet transite par les câbles sous-marins.