Face à l’emballement géopolitique actuel, on est tenté de présenter la rivalité sino-américaine comme une nouvelle Guerre Froide. Cette comparaison historique est rassurante car elle est familière. Mais la compétition entre Chine et Etats-Unis sont bien plus instables que du temps de l’URSS. Plutôt que de renforcer la logique des blocs, les Européens doivent donc faire valoir leurs propres intérêts face à la Chine. Retrouvez ma tribune sur Slate.

Entre les Etats-Unis et la Chine, une nouvelle « Guerre Froide » semble déclarée. Comme du temps de l’URSS, une compétition pour la domination mondiale fait rage dans tous les domaines : après la guerre douanière de Donald Trump contre les exportations chinoises en 2018, le conflit sanitaire de la pandémie de COVID-19 dégénère en affrontement diplomatique : les autorités américaines viennent de fermer le consulat de Chine à Houston au Texas entraînant en représailles, la clôture de la représentation américaine à Chengdu au Sichuan. Les tensions militaires montent en Asie où l’expansionnisme chinois se heurte aux alliés des Etats-Unis : Japon, Corée du Sud, Philippines, Taïwan et Inde. Quant à l’affrontement entre valeurs chinoises et valeurs occidentales, il fait partie de la rhétorique ordinaire des leaders chinois et américains.
Les bouleversements géopolitiques actuels sont si rapides et si déroutants qu’une grille de lecture éprouvée (l’affrontement entre bloc soviétique et bloc occidental) a quelque chose de rassurant. Entre les deux superpuissances nucléaires américaine et soviétique, la guerre était impossible et la paix improbable, selon la célèbre expression d’Aron. Autrement dit, cette concurrence mondiale était implacable mais indirecte et militairement limitée.
Aujourd’hui, les relations sino-américaines sont à la fois bien plus symbiotiques et bien plus instables. Vue des Etats-Unis, l’interdépendance économique avec la Chine est considérée comme une agression et non comme une cause de pacification. Pour l’administration Trump, le commerce n’est pas un remède à la guerre mais une forme de celle-ci. Le danger du Parti communiste chinois est devenu tout à la fois un thème de campagne électorale et le sujet central du dialogue stratégique des Américains avec leurs alliés en Asie et en Europe.
De son côté, La République Populaire de Chine est bien moins encline à partager la domination du monde que l’URSS de Brejnev. En effet, elle se sent plus forte que son ancien allié soviétique car elle a déjà obtenu une parité économique que l’URSS n’a jamais réussi à réaliser. Aujourd’hui, les Etats-Unis font face à une puissance à la fois stratégique, militaire, économique et technologique et non plus seulement à une puissance nucléaire pauvre. Facteur aggravant, la Chine ne se considère pas comme une superpuissance émergente mais comme une puissance injustement privée de sa prééminence par les agressions coloniales occidentales. Elle bâtit sa renaissance sur une rancune géopolitique séculaire. Alors que l’URSS tirait parti du système onusien, la Chine actuelle le sape lentement. La Chine cherche la victoire, pas le statut quo évolutif de la Guerre Froide.
Dans cette nouvelle Guerre Froide Les Européens sont régulièrement sommés par les Américains de prendre parti. Mais ils doivent renoncer à leurs illusions : une nouvelle domination partagée et paisible du monde par la Chine et les Etats-Unis sous la forme d’un G2 supplantant le G7 ou le G20 leur serait néfaste. Le rapport de force des Etats-Unis avec la Chine est bien plus précaire et donc bien plus instable qu’avec l’URSS. S’enrôler inconditionnellement aux côtés des Etats-Unis dans un réflexe historique de cohésion des blocs de la Guerre Froide alimenterait les tensions plus qu’elle ne les réduiraient. Face à la Chine, les Européens ont des revendications propres en matière de protection contre les investissements, de droit de la concurrence et de préservation de la propriété intellectuelle. A eux de dissiper l’idée d’une Guerre Froide polarisée en deux blocs pour mieux défendre leurs propres intérêts.